Les barbares ne viennent pas d’une lointaine et archaïque périphérie de l’abondance marchande, mais de son centre même. A qui a su garder à peu prés intacte sa sensibilité, en s’efforçant de réduire autant que possible ses rapports avec les techniques de la vie aliénée, il suffit pour s’en persuader de côtoyer un instant ceux qui ont été formés et déformés dés l’enfance par cette appareillage de la paupérisation. ; car ils sont aussi loin de la nature que de la raison, et c’est à cela que l’on reconnaît la barbarie. Ces estropiés de la perception, mutilés par les machines de la consommation, invalides de la guerre commerciale, arborent leurs stigmates comme des décorations, leur infirmité comme un uniforme, leur insensibilité comme un drapeau. Ainsi ce qui émane d’adolescents de quatorze ou quinze ans, se déplaçant en bande dans un métro parisien, s’apparente le plus souvent à ce qui autrefois émanait très spécifiquement de la virilité enrégimenté (militaires, sportifs, militants des mouvements totalitaires) : disons un fort parfum de lynchage. Endurcis au contact de leur environnement technique, rompus aux ordres qu’ils ne cessent d’en recevoir, ceux qui ont grandis sous les coups et les chocs des sensations fortes produites industriellement cherchent à montrer une dureté plus grande encore, une dureté d’affranchis, sur le modèle de ce héros de notre temps que sont les durs entre les durs : les seigneurs de la guerre économique, indistinctement policiers ou gangsters, chefs d’industries ou de mafias. En les voyant, ces militants du totalitarisme marchand et de son dynamisme sans but, on pense à ce que disait Chesterton du slogan nietzschéen « soyez durs » : qu’il signifiait en réalité « soyez morts ».

Jaime Semprun. L’abîme se repeuple, encyclopédie des nuisances, 1997.