« Tout est consommé. » Et si le Christ était mort pour rien ? Que reste-t-il de Jésus ? Qui est ce Christ qui suscita tant de nations et de générations ? Une figure historique, une superstar, un mythe parmi tant d’autres ? Un prophète, un gourou, un illuminé, un schizophrène, un révolutionnaire ? Un rabbi raté de Galilée, divinisé par ses disciples ? Un pauvre type, mort sur une croix ?

Alors que la banquise de l’indifférence et de la bêtise, de l’oubli planifié et du mensonge recouvre et glace l’ensemble de nos sociétés pathologiquement sceptiques, la croix pourtant omniprésente se dresse au-dessus de nos villes et sur les calvaires moussus des campagnes comme le signe à jamais de la présence du pauvre et du souci du faible. Nos sociétés ne sont pas seulement déchristianisées, elles sont sans le savoir antichrétiennes, païennes qui s’ignorent. Elles ne refusent plus le salut, elles le dédaignent. Encyclopédiques, elles le neutralisent et le rangent dans le tiroir poussiéreux de l’histoire du fait religieux. Elles ne sont plus athées. C’est trop voyant. Elles sont a-chrétiennes. Le seul ordre auquel elles croient est « la garantie des égoïsmes réciproques » que décrivait Georges Bernanos, l’usurpation de l’ordre et de la paix véritables par l’idée creuse du pacte social et de la tolérance, brèche par laquelle Mammon s’engouffre. Derrière le bipartisme, les puissances financières : en démocratie de marché, l’argent gouverne, l’argent invisible et doué d’ubiquité, la valeur vide et jamais incarnée, celle échangeable qu’on remplit d’espoirs, de vie, d’amour, de foi. L’argent, la sueur de sang du pauvre, la parodie de Dieu par excellence. Un dieu pour lequel on sacrifierait n’importe quoi. Son prochain comme son lointain. Le veau d’or auquel tous sacrifient, les chrétiens les premiers – hélas !

Mais il y a un cadavre dans le placard. Ou plutôt, il n’y en a pas : il y était mais n’y est plus, inexplicablement. C’est le cadavre le plus embarrassant de l’histoire de l’humanité. Depuis sa mort atroce, le monde tourne autour de lui – qu’il le veuille ou non. Il est l’axe nouveau. La grande roue a beau le renier, elle compte à partir de lui, autour de lui. Depuis que les modernes ont voulu refaire naître notre humanité, cette fois-ci sans péché, sans églises et sans lui, son absence devient étouffante, envahissante, angoissante. Il est le grand absent. Celui qu’on n’attend plus. Celui dont il est interdit de parler mais sans qui rien ne peut être compris. Il est la clef d’explication, le nœud gordien, le signe. La question et le jugement. A son contact chacun se juge lui-même. Alors on l’évite, on le neutralise. On fit de Dieu un lointain horloger, puis ce déisme passé de mode, les avantageux de ce monde considérèrent que Dieu était une trop confortable idole et s’en inventèrent de plus exigeantes comme le progrès, la raison, la science, la nation, le socialisme, la race, le marché, l’Europe… Aujourd’hui sur le cadavre du messianisme révolutionnaire danse le bourgeoisisme mondial. Les vieilles luttes anticléricales emblent passées de mode. Pour le bourgeois dernier cru, tout est permis dans le cadre fixé par la démocratie, la tolérance et le marché, même croire en Dieu et aller aux JMJ. Dieu n’est plus un tabou. Si la masse est indifférente, ceux qui veulent croire peuvent le faire comme ils l’entendent, c’est une affaire de vie privée, c’est leur choix. Tant qu’ils ne troublent pas l’ordre du monde et ne l’empêche pas de tourner en rond. Car la seule vérité universelle et messianique possible, c’est la Sainte-Alliance de la démocratie et du marché.

Cependant, il continue de poser problème, il dérange. Car il est malgré toutes les tentatives et travestissements, amoindrissements et arrangements, fondamentalement irrécupérable. La modernité a mûri, elle a vu s’écrouler la plupart de ses illusions. Entraînée par son doute méthodique et sa recherche de légitimité rationnelle, elle a subverti tout ce qu’elle a pu toucher, elle a désenchanté tout ce qu’elle a cru pouvoir encenser. Elle frôle sans cesse le nihilisme, son humanisme est moribond devant le triomphe plat du relativisme et de l’individualisme. Elle recherche un point d’équilibre qu’elle a originellement perdu, un enracinement, une légitimité, une tradition qu’elle a sapée à la base. A défaut des grands combats d’hier, elle réorganise l’espace, modifie l’homme, construit l’Europe marchande mais ne veut pas, ne peut pas invoquer les origines de la civilisation occidentale. Elle se heurterait à lui. Contradiction fondamentale de l’Occident et par conséquent du monde. Il a tout rendu possible, tout vient de lui mais comment le reconnaître, voilà le grand problème de l’époque. Notre souci de la victime ? Notre distinction entre le spirituel et le temporel ? Notre quête de la justice ? Sans lui, ni culture occidentale, ni démocratie, ni même modernité. Sans cesses se vérifie la phrase de Chesterton sur les Lumières : des vertus chrétiennes devenues folles. « Rien d’étonnant, écrit saint Paul, Satan se déguise toujours en ange de lumière. » L’Occident ne sait plus sur quoi fonder son avenir. Et pourtant, il aurait de quoi se prévaloir : l’Europe des héros et des saints, des monastères et des fêtes populaires, de la peinture de Fra Angelico et de la philosophie de saint Thomas. Amis il n’en est pas question, on risquerait de le rencontrer, lui, l’infréquentable, l’inavouable, l’insupportable, l’irrécupérable. Car rien n’y peut, il n’est pas récupérable. La modernité peut s’accommoder de balivernes bouddhistes, de cultes à Gaïa, de folklore franc-maçon ou d’ascèse new age, elle ne peut l’accepter, lui, dans sa vérité. Pourtant elle s’est donnée du mal pour s’accommoder d’images attiédies de lui, l’affublant tantôt du sombrero des révolutionnaires, tantôt de la morale de Kant. En vérité, personne ne peut rien comprendre à notre époque, s’il n’admet que la modernité est avant tout et en dernier lieu le rejet du Fils de l’homme.

Son personnage demeure irréductible. Rien ni personne ne peut changer ce qu’il a de choquant et d’inacceptable pour nos consciences modernes, trop modernes. Car voilà un Dieu bien différent de celui des philosophes. C’est le Dieu de l’incarnation. Qui est-il, cet obscur juif qui se prétend fils de Dieu, origine de toute chose, et qui annonce crânement au monde qu’il est « la voie, la vérité et la vie » ? Qui est-il ce charpentier qui ferait frémir n’importe quel évêque d’aujourd’hui en annonçant qu’ « il y aura des pleurs et des grincements de dents » et que « peu seront élus » ? Imaginons l’effet qu’il obtiendrait s’il refaisait la même chose en pleines JMJ du haut de la tribune fleurie. Il faut l’avouer, il est un sérieux problème. Difficile d’attiédir des paroles aussi dures. Il fonde une institution hiérarchisée et sexiste, une secte religieuse, une bande de fanatiques : l’Eglise, à laquelle il ne se contente pas d’assigner le devoir de convertir le monde entier, mais à qui il confère en sus une autorité inouïe : « Tout ce que vous aurez lié sur la terre se trouvera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre se trouvera délié dans le ciel. » Il avait au moins prévenu : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille. » L’affaire Jésus… Aujourd’hui il n’est pas certain que professer sa foi en un fou pareil soit beaucoup plus facile qu’à l’époque d’Etienne. On aurait peur d’être classé parmi les adversaires du plaisir, les tenants de l’ordre moral, la droite religieuse américaine, les nouveaux intégristes, les suppôts du communautarisme, les ennemis de la laïcité… Il est le signe de contradiction, le péché originel d’une modernité qui ne veut plus croire au péché originel. A sa suite, nous devons devenir, comme disait le philosophe martyr saint Justin, « les athées de tous les faux dieux », et nous faire semblable à ces chrétiens que décrivait si bien Chateaubriand, « semblables à ces premiers chrétiens d’Egypte qui, au péril de leurs jours, pénétraient dans les temples de l’idolâtrie, saisissaient au fond d’un sanctuaire ténébreux la Divinité que le Crime offrait à l’encens de la Peur, et traînaient à la lumière du soleil, au lieu d’un dieu, quelque monstre horrible. » Chassons les marchands du temps, nos marchands du temple, n’ayons pas peur, ne craignons rien, armés de la force de la foi, car il a déjà vaincu le monde. Et si l’on nous juge et persécute, heureux sommes-nous, et nous répondrons à la suite de nos pères dans la foi, à la question : « Qui êtes-vous ? » : « Des hommes libres et des adorateurs des mystères divins. »

Les sociétés occidentales, mouroirs climatisés à consommateurs endettés, ont refoulé leur âme à la banque. Toujours cet ignoble « enrichissez-vous » de Guizot, sauf que le travail et l’épargne du XIXème siècle ont été remplacé par le crédit à l’infini, ce pastiche de la grâce. L’usure infâme comme système économique généralisé – mondialisé… Vie et mort à crédit ? L’homme voyait Dieu dans son miroir, il ne voit plus qu’une image de lui-même reflétée à l’infini. L’homme sans Dieu est un clone triste. L’humanoïde contemporain crève de son solipsisme aveugle. « Parce que je le vaux bien » : je vaux ce que j’achète, ce qu’on me vend. Un paradis au rabais fourni par le système, propagande radio-télévisuelle à l’appui. Panem et circenses. L’internet, énième singe (anti)christique, « corps mystique » virtuel partout et nulle part à la fois, fausse unité, communion virtuelle. Il est « Légion » comme Satan dans son troupeau de gorets. L’oligarchie trompe la plèbe désoeuvrée qui n’a pas pu sauver son emploi face aux biens à bas prix venus du reste de l’empire en invoquant la sainte nécessité, l’alibi le plus vieux du monde, celui des profiteurs. L’empire étendu quel qu’il soit ne souhaite pas suivre le Christ. Prier n’est pas rentable. Il ne veut pas s’en imprégner, s’en imbiber comme l’éponge sur la sueur de sang. L’empire est intrinsèquement en concurrence avec le Christ. Il veut tout pour lui, tout pour ce monde. L’empire est la figure de l’antichrist, une volonté dominatrice de toute-puissance horizontale, une fausse prophétie incessante et performative, mirage de réussite mondaine acquitté par l’inéluctable « progrès ». L’horizontal sans vertical sent toujours sa tentation au désert : « Je te donnerai tous les royaumes du monde… » Babélisme latent. Les dirigeants de la termitière tentent de la persuader qu’elle vit le bonheur pour ne pas voir ailleurs ou sur le seuil la souffrance cruciforme. Signe de contradiction. Le monde moderne est celui de la ruse et du gavage illimité, un monde où l’on évacue la souffrance, où l’on tue la souffrance. Mais à la refuser le monde refuse la vie.

On ne dépassera le matérialisme, qu’il soit de droite ou de gauche, social ou libéral ou les deux à la fois, que par la croix. Le Christ est la figure inversée de l’immense galerie marchande qu’est devenu le monde. Le Christ est l’agneau immolé, la souffrance innocente, la victime exemplaire. Il est le dénominateur commun d’une humanité de douleur. Pendu au bois de la croix, il est l’unique signe de reconnaissance possible. Il dit, il est la vérité. La croix vient contredire la pesanteur. Paradoxale, elle est le poids qui nous élève. Le Christ est contre-exemple à suivre sur-le-champ. Imiter l’agneau. Quand la misère divise – et la richesse n’est que la misère parvenue – la pauvreté rassemble et elle est élan vers le partage. Le Christ est pauvre matériellement et en esprit. Cette pauvreté ramène l’homme à sa condition première et à sa dépendance et le met en situation d’aimer. Tout dans les évangiles réfute une conception de l’homme réduit à son rôle d’acheteur, de client-roi et de consommateur à plat ventre, tandis que la véritable compassion (cum patere, souffrir avec) dénonce l’altruisme à distance. Dame Pauvreté vient alors comme saint François nous prendre la main, elle l’ennemie du monde moderne fondé sur la cupidité – « l’intérêt bien compris » d’Adam Smith et de toute l’économie moderne, cette anthropologie contre le Christ, contre celui dont il fut dit pourtant : « Ecce homo ! » Quant à l’au-delà, il n’est pas une hypothèse floue, une promesse vaguement rassurante pour dominés, un réconfort possible ni un calcul de probabilité, une assurance métaphysique pour détresses existentialistes bourgeoises, mais cela même qui nous rend plus vivable et exigeant le monde et toutes nos humbles cités incarnées, arches charnelles, remparts contre la Babel uniforme, petites nations sans envergure, sel de la terre, qui s’ajustent et s’accrochent à l’évangile. Foi par-delà le doute, espérance au-delà du désespoir. Charité et justice. Amour et vérité. Et aujourd’hui où même « demain est en vente », la patrie sociale des hommes libres s’élève ou périt selon qu’elle respire l’Esprit du seul Messie libérateur. En attendant, il n’y a plus rien à consommer si ce n’est le corps du Dieu fait homme.

Car ce qui est premier, ce n’est pas une doctrine ni une morale, mais un corps, une personne : Jésus le Christ. Le christianisme n’est que la conséquence d’une rencontre avec le Dieu vivant fait chair. Il vient en second. Malheur à celui qui voudrait le séparer de cette rencontre ou la lui subordonner, et proposer une morale qui ne serait pas fondée sur une mystique. Telle est pourtant la pente antéchristique de notre culture dite européenne, claironnant des valeurs, mais oubliant leur source fraîche et silencieuse. C’est un arbre sans sève, dont les fruits sèchent au bout de branches mortes. Pas étonnant que naisse au cœur de certains le désir d’y mettre le feu. Une morale qui ne vise pas l’absolu n’est qu’une morale relative. Or une morale relative ne tient pas : on peut lui en opposer une autre, ou la réduire à néant. Parce qu’ils voient dans le christianisme un ensemble de valeurs, beaucoup, chrétiens ou non, se figurent qu’est chrétien quiconque adhère officiellement à cet ensemble. Alors, qui est chrétien ? Qui est le Christ ? Le Verbe créateur. Par conséquent, toute créature qui répond à sa vocation, depuis le caillou jusqu’à l’ange, peut être dite chrétienne. Comme le disait Jean-Paul II : « A Yahvé la terre et sa plénitude, le monde et tout son peuplement (Ps 23,1) : quelle que soit la perspective sous laquelle il regarde la réalité, le croyant sait qu’il marche, pour ainsi dire, sur une terre sainte (Ex 3,5), car il n’est rien de positif, à l’intérieur ou l’extérieur de l’homme, qui ne reflète de quelque façon la sagesse divine. » C’est l’univers entier qui est pour ainsi dire le Saint Suaire ! C’est la face de la terre qui est le voile de Véronique sur quoi paraît, en filigrane, la face du Bien-Aimé. L’étoile et l’enfant et le chien sont chrétiens, et même le non-chrétien, dans tout ce qui les fait être. Là où on ne l’est pas, c’est seulement dans ce qui ruine et diminue la vie. C’est toute la réalité qui est chrétienne car christique. Ce qui ne l’est pas, c’est ce qui n’est pas et amoindrit et défigure l’être.

Finalement, il n’y a qu’une seule question qui nous soit posée, et à quoi il faut répondre par toute notre vie. Jésus, après leur avoir demandé ce qu’ils ont ouï dire aux autres, la pose à ses disciples : « Et pour vous, qui suis-je ? » Il ne s’agit pas de répondre par un point de doctrine, sinon il ne serait pas demandé « pour vous » ; il s’agit de répondre par toute sa personne, de l’os à l’esprit. Aussi, quand Pierre s’écrie : « Tu es le Christ », il n’est pas comme le bon élève qui a appris sa leçon. Il gémit quelque chose d’ineffable qui le saisit par-delà la chair et le sang. Ce nom, Christ, Messie, qui signifie « ayant onction de joie », comme dit un psaume, c’est celui du mystère qui s’empare de tout son être et qu’il voit balbutié par toutes choses. Nous aurons beau faire mine de ne pas entendre, il est trop tard, la question est posée, et il est temps de répondre. Et parce que Dieu est loyal avec le loyal, et pervers avec le pervers , notre destinée sera à l’avenant de notre réponse.