« C’est de Dieu planter la paix à partir des racines ;

C’est de l’Ennemi l’arracher à partir des racines. »

(Saint Pierre Chrysologue)

Simone Weil, mystique quasi cathare par certains aspects, fut aussi le chantre de l’enracinement – ce nom temporel de l’incarnation. Car, comme l’a dit le poète, elle avait compris que « Dieu attend là où se trouvent des racines. »

En 1943, année de sa mort, Simone Weil est à Londres, travaillant dans les services de la France libre. La Commission de la réforme de l’Etat lui demande un rapport sur la réorganisation politique et économique de la société française d’après-guerre. Le résultat, inachevé, constituera en quelque sorte son testament spirituel tout aussi bien que politique, intitulé Prélude à une Déclaration des devoirs envers l’être humain, qu’Albert Camus publiera en 1949 sous le titre L’Enracinement comme premier volume de la collection « Espoir » qu’il dirigeait chez Gallimard : « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a pour racine sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » Mystique de l’enracinement, on pourrait dire de l’environnement même. Réalisme de l’incarnation, de la médiation. Parce qu’elle a elle-même vécu le déracinement dans sa chair et dans son âme, Simone Weil savait d’expérience la nécessité des racines, d’avoir un milieu vital.

L’enracinement traditionnel se distingue cependant du nationalisme moderne, mais ressort plutôt du patriotisme classique : « La nation est un fait récent. Au Moyen-Age la fidélité allait au seigneur, ou à la cité, ou aux deux, et par-delà a des milieux territoriaux qui n’étaient pas très distincts. Le sentiment que nous nommons patriotisme existait bien, à un degré parfois très intense ; c’est l’objet qui n’en était pas territorialement défini. Le sentiment couvrait selon les circonstances des surfaces de terre variables. A vrai dire, le patriotisme a toujours existé, aussi haut que remonte l’histoire, Vercingétorix est vraiment mort pour la Gaule ; les tribus espagnoles qui ont résisté à la conquête romaine parfois jusqu'à l’extermination, mouraient pour l’Espagne et le savaient et le disaient… Mais ce qui n’avait jamais existé jusqu'à une période récente, c’est un objet cristallisé, offert d’une manière permanente au sentiment patriotique. Le patriotisme était diffus, errant, et s’élargissait ou se resserrait selon les affinités et les périls. Il était mélangé à des loyautés différentes, celles envers les hommes, seigneurs ou rois, celles envers les cités. Le tout formait quelque chose de très confus, mais aussi de très humain. »

A travers une relecture de l’histoire de France, Simone Weil s’attache à montrer comment le pays a perdu son âme en substituant à la notion de fidélité à la patrie celle d’attachement à l’Etat. La nation abstraite, jacobine, a été un facteur terrible du déracinement qui caractérise tout le mouvement de la modernité : L’Etat et l’Argent (« l’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner »), révolution politique, industrielle, sociale, sexuelle, etc., tout est marqué au sceau de l’arrachement, de l’atomisation, de l’anomie, ce que Robert Chenavier observe très justement : « Le déracinement est précisément la destruction de ces milieux intermédiaires, sociaux et culturels, qui sont des points de passage vers la transcendance et des ponts en provenance de la transcendance, permettant à l’âme de s’élever et au surnaturel de descendre. Les conséquences du déracinement consistent en un éclatement du sens, par fragmentation d’une culture devenue pragmatique et étrangère à la réalité. Par opposition, l’enracinement rétablit les relations multiples avec le monde à travers des éléments essentiels de notre civilisation. » Selon Simone Weil, l’Etat a donc le devoir de « préserver tout milieu, au-dedans ou au-dehors du territoire, où une partie petite ou grande de la population puise de la vie pour l’âme », en un mot l’Etat a le devoir de « faire de la patrie, au degré le plus élevé possible, une réalité. » Penser correctement la patrie, comme antidote à la totalité dévorante de l’Etat, non comme un absolu à idolâtrer, mais comme un terreau d’enracinement, comme « fournisseuse de vie », comme une terre à cultiver, où se cultiver, un sol où marcher, où dormir, où s’agenouiller, où être enterré. Il faut un sol. Il faut opposer au « froid métallique de l’Etat » la dimension affective et chaleureuse que suppose le mot « patrie ». La compassion pour la patrie est le seul nationalisme juste, compassion de Jeanne d’Arc, du Christ lui-même à l’égard de Jérusalem et de la Judée. C’est un tel sentiment que Simone Weil appelle de ses vœux pour « enflammer l’amour » des Français à l’égard de la fragilité de leur pays, voire de « tous les pays malheureux sans exception ».

Cet enracinement est en quelque sorte un « en-terrement », mais au sens de la parabole évangélique du grain tombé en terre, qui doit y mourir pour vivre : car seul cet enterrement-là ouvre la porte du ciel, le spirituel étant toujours couché dans le lit de camp du temporel, et comme chez Péguy ce retour au temporel permet seul ce retour au spirituel et ce retour au spirituel permet seul ce retour au temporel. Il faut avoir fait l’épreuve d’un certain degré de pesanteur avant d’être touché par un certain état de grâce. Il faut passer de la pesanteur de l’apesanteur à l’apesanteur de la pesanteur. Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé. Porter sa croix. Prendre racine au ciel, s’enraciner dans « l’inspiration chrétienne », le seul « réel » garant contre le désordre de l’époque. Enracinement terrestre et céleste d’un seul et même tenant, d’un seul et même élan: « Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfonce profondément dans la terre les puissantes racines. L’arbre est en vérité enraciné dans le ciel. »