« Ce que seul, quelqu’un peut faire librement. »

« Nous trouvions aussi notre place marquée et nous devions obéir à un fatalisme social. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de bien remplir notre rôle et d’aider inconsciemment au jeu des lois nouvelles de la société. Lois en face desquelles nous étions désarmés – non seulement par notre ignorance, mais encore par l’impossibilité de modifier ce produit de l’anonymat -, l’homme était absolument impuissant en face de la banque, de la Bourse, des contrats, des assurances, de l’hygiène, de la TSF, de la production, etc. On ne pouvait pas lutter d’homme a homme comme dans les sociétés précédentes – ni d’idée a idée. »

« Je n’ai qu’une question à me poser que ne doit dicter aucune réponse : quelle place l’État tient-il dans l’existence de l’homme, telle que je la connais par mon expérience personnelle et par celle d’autrui. Que signifie-t-il pour ma liberté ? »

« L’État s’est développé exactement dans la mesure où l’homme a cédé, bien plus, il a désiré qu’il en soit ainsi. La force des choses fonctionne, aveugle, dans l’exacte mesure où l’homme démissionne, affirme Charbonneau. La méditation m’apprend que si l’État vient de loin, il n’est pas dans la nature des choses ; qu’il n’était pas à l’ origine et qu’à chaque instant il fut remis en question. Ce que je décris dans le progrès de l’État, c’est le combat et la défaite des hommes. A mon tour, je le livre pour gagner ces batailles perdues depuis des siècles. »

Car « la conquête étatique crée aussi l’homme qui lui cède : l’individu moderne, l’être pour lequel il ne saurait exister d’ordre en dehors des contraintes extérieures de l’État. Il est aujourd’hui impossible de dire si le progrès de l’État naît de la destruction des liens sociaux ou s’il l’engendre. L’ordre extérieur de l’État crée le désordre social qui le rend nécessaire. Là où l’individu sentait en lui l’autorité qui règle les choses, il ne sent plus que le caprice qui les trouble ; il ne sait plus ordonner, nouer de lui-même des liens avec les hommes et les choses. »

« C’est dans l’économie libérale que s’est élaboré le plus efficacement le monde totalitaire, affirme Charbonneau. Ainsi s’est formée une humanité habituée à subir, et à subir sans comprendre, pour laquelle le mot liberté s’est progressivement vidé de son contenu… Ainsi, sous le couvert du libéralisme, l’évolution économique réalise dans la vie quotidienne des individus la condition fondamentale du régime totalitaire : la démission de l’homme, qu’il s’agisse de l’indifférence atone du plus grand nombre a des déterminations qui els dépassent, ou de la participation frénétique de quelques-uns. »

« L’État est notre faiblesse, non notre gloire ; voilà la seule vérité politique. »

« Il est impossible de supprimer l’État, mais il est non moins nécessaire de le réduire au minimum. »

« La société sans État est une utopie, de même que l’homme sans péché. »

« Il n’y a pas de solution, pas même la suppression de l’État. Combattre l’État ne peut pas être un principe d’action, mais vivre libre. Si je mets l’accent sur l’anarchie, c’est parce que toutes les menaces contre la liberté se nouent aujourd’hui sous la direction du pouvoir, en d’autres temps la liberté m’eût peut-être commandé de lutter pour un ordre politique. »

« Nul ne peut mesurer la vérité de l’anarchie s’il n’a mesuré la nécessite de l’État… Ce n’est pas un système, mais une conscience qui nous permettra ainsi de déterminer constamment le point d’équilibre où les maux se compensent. »

« L’anarchie est un sens, une société sans État où la liberté des individus serait a la fois nature et vérité est aussi inconcevable que l’accomplissement sur terre de l’harmonie céleste. Mais elle doit être le but où tend constamment l’action ; une interminable marche à rebours du courant qui n’aboutira sans doute qu’a nous maintenir là où nous sommes : maintenir l’homme dans son humanité. »

« Notre monde n’est qu’un chantier, et on ne vit pas dans un chantier, tout au plus y gagnera-t-on sa vie ; pour vivre, il faut une maison, qui dure. »

« L’esprit, la chair… Tels que l’homme et la femme, ils se veulent un parce que différents, esprits charnels d’un corps spirituel. Celui qui les confond par peur d’être libre, fuit l’unité vivante et surnaturelle qui tend à les réunir dans sa vie personnelle, sa famille, sa patrie, sa terre. »

« La liberté n’est pas donnée d’avance, elle est à choisir et à prendre en tous domaines par chacun. Elle est libération. »

« Dieu lui-même s’est fait chair en se voulant l’individu Jésus de Nazareth. »

« Je sais bien qu’au fond je ne propose rien de neuf : l’essentiel en est contenu dans l’Évangile et dans la pensée des hommes qui s’en sont plus ou moins inspirés. »

« Occidentaux ou occidentalisés, nous sommes tous plus ou moins chrétiens ou postchrétiens dans la mesure où nous ne pouvons renoncer aux pouvoirs de la science, et nous nous réclamons des Droits de l’Homme à la liberté et à la justice. Et le seul moyen de dominer les périls que ce pas en avant comporte est de chercher dans la tradition chrétienne les raisons de dominer une liberté humaine devenue folle. »

« Pas de liberté politique sans hommes libres, le tort du libéralisme est d’oublier cette contradiction fondamentale. Quand il aliène ainsi sa liberté a ses produits, économiques ou juridiques, l’institution libre n’aboutit qu’à dispenser le citoyen de l’être. »

« Nous sommes serfs de la société, mais la première pensée qu’elle inspire à ses esclaves, c’est qu’ils sont libres. »

« Jamais la puissance sociale n’a ainsi déterminée l’individu. Certes, ce ne sont plus les dieux ni les rites de la tribu qui nous tiennent captifs d’un instant éternel, c’est le torrent d’un empire mondial en marche ; et autant que dans ses murs, nous sommes ensevelis sous ses ruines. »

« Changer de métier, changer de loisirs, changer de régime, de vérité et de vie. Cela ne se discute pas plus qu’autrefois ne pas changer. Mais une chose ne change pas : le conformisme social. »

« L’homme, en s’abandonnant ainsi, commet le péché social – c’est-a-dire le péché qui consiste à refuser d’être une personne consciente de ses devoirs, de sa vocation, pour accepter les influences de l’extérieur… »

« La liberté n’existe pas en dehors du combat par lequel l’homme terrasse en lui-même l’être social. » « vivre le mystère de l’esprit fait chair. Par le chemin des années faire passer du vrai dans le réel, cette peine seule mérite d’être dite une vie. En nous s’affrontent le Verbe et le chaos : la Création continue chaque jour dans chaque individu. Tel est l’homme, voué à sa liberté, corps et âme. Il n’est pas l’un ou l’autre, sans cela il ne serait qu’une brute ou une divinité et sa présence sur terre ne signifierait rien. Dieu même paraît-il ne ressuscitera pas des esprits mais des hommes : corps et âmes. »

« Après avoir couvert toute l’étendue visible, la technique se prépare à refluer invisiblement dans les profondeurs de l’homme. »

« Si l’homme, pour échapper aux flammes de l’accident atomique, devait s’enterrer vif dans une organisation totale, alors la fin du monde serait peut-être une grâce. »

« La liberté de pensée libérale, comme la justice, est une idée chrétienne devenue folle. »

« Sous le masque d’un Dieu mort, de la Nation, de la Justice et même de la liberté, quel est le véritable moteur de l’actuel bouleversement de la Terre et d son habitant ? Est-ce le développement de l’État-nation, de l’Économie, de la Technique ? – Non, c’est la Science, Saint-Esprit actif du temps, sans laquelle la France, l’Iran, le Capitalisme ou le Socialisme ne seraient que des mots. La rage de puissance qui possède notre espèce serait impuissante sans elle. La connaissance du pouvoir par la Science est la vérité, le fait œcuménique qui anime le monde actuel, comme l’ancien le fut par la vérité religieuse. »

« Il n’est pas d’entreprise plus totalitaire que celle des sciences de l’homme si les savants n’y prennent garde. Au fond il ne s’agit de rien moins que d’organiser un nouveau cosmos : avec un autre monde et une autre société. – Quelle autre ? – Peu importe, elle sera autre et parfaite, puisqu’elle saisira tout. Bien plus que les révolutions politiques totalitaires qui relèvent encore des religions et des idéologies, l’organisation du Léviathan scientifique substituera à l’ancienne société un nouveau tout social fondé sur la reconnaissance et l’exploitation systématique des déterminismes humains. »

« Le groupe rend possible la rupture nécessaire avec la société existante en créant une nouvelle société plus tangible que l’ancienne par l’intensité de vie en commun. »

« L’action révolutionnaire n’est pas extrême, elle est extraordinaire. »

« La révolution vise la délivrance de l’homme de chair et d’esprit, c’est-a-dire que les révolutionnaires doivent penser beaucoup plus près que l’économiste ou le politicien : a la vie que nous menons et a nos prochains. »

« Arrêtons là cette utopie fragmentaire ; non pas qu’elle aille contre la nature des choses ou de l’homme, bien au contraire, mais contre le cours d’une société, d’une espèce, qui se rue a sa perte. On peut imaginer bien d’autres reformes nées du même esprit. Par contre, toutes supposent un changement radical de la société en la personne de ses membres. Un autre ordre, dont le principe ne serait plus l’exploitation de la terre et des hommes aux fins de pouvoir économique et politique. Où le plaisir et le bonheur de vivre sur terre auraient le pas sur la puissance, le devoir de liberté et de vérité sur le plaisir et le bonheur qui, privés de sens, ne sont que souffrance et malheur. Sans doute une société moins efficace et moins riche, du moins en certains domaines pour l’instant. Mais parce que son changement plus lent maintiendrait l’équilibre, l’homo sapiens retrouverait, avec son identité, la joie d’exercer son corps et son esprit sur une terre qui ne serait plus a la fois bétonnée et bouleversée. Perdant sur le plan du pouvoir et du confort il gagnerait sur celui des joies sensuelles, de la nature, de sa raison d’être et de sa liberté. »

« Comme si Cassandre était coupable de la fin de Troie ! En réalité, il n’y a qu’un vrai désespoir : capituler, et capituler c’est d’abord fuir les problèmes. »

« La véritable originalité est toujours donnée par surcroît ; non a celui qui se révolte contre l’opinion, mais a qui l’ignore. »

« Mais au-delà de ce déchirement, il devait être recréé par l’Amour divin. De même que l’Incarnation réalisée dans le Dieu-Homme scelle une nouvelle alliance entre Dieu et sa créature, elle rétablit un lien entre Dieu, l’homme et sa création. Pas plus que l’Ancien Testament, le Nouveau ne divinise les forces de la nature ; pourtant il est imprègne de son amour. La méfiance et la haine puritaine d’une nature qui porte la marque du péché, caractéristiques du christianisme de la Réforme et de la Contre-Réforme, sont parfaitement absentes de l’Évangile. Au contraire, la simplicité évangélique est revêtue de toutes les couleurs du printemps. L’univers de la parole et de la vie chrétiennes n’est pas celui de la ville, ni de l’usine, mais des vignerons et des bergers. La création n’est pas l’ennemie, mais l’œuvre de Dieu : une immense parabole où qui sait lire peut découvrir sa volonté. »

« Rien de tel pour dévoiler le malheur profond d’un homme ou d’un groupe que de considérer ce qu’il appelle le bonheur. »

« Les villes anciennes étaient perdues dans la nature. En hiver, la nuit, les loups venaient flairer leurs portes, et à l’aube le chant des coqs résonnait dans leurs cours. Mais surtout elles étaient le fruit d’une nature humaine, elles ne la précédaient pas, mais la suivaient. Elles formaient des sociétés spontanées : des cités ayant une vie propre, parfois souveraine comme les villes libres ou les communes médiévales. Même lorsque leur fonction était d’être capitale d’un roi, comme Paris, elles aspiraient a la liberté : a une existence et a un gouvernement autonomes. Cette unité vivante s’exprimait en un style organique. »

« Au zénith du citadin il n’y a plus de soleil, mais la pendule du bureau. D’autres astres éclairent et gouvernent son temps, dont le cours mécanique est autrement rapide : dans le ventre toujours tiède et vaguement suffocant du Léviathan social. Comme un esclave, il porte une chaîne au poignet, qui se tend sitôt qu’il ralentit le pas. Et cette menotte qui le tient et ne sera rompue qu’a sa mort, son maître pousse le raffinement jusqu'à la lui vendre. Car c’est un bracelet-montre. »

« La ville qui fut toujours le milieu humain par excellence, la Jérusalem où l’espèce humaine tentait de réaliser le microcosme qui eût reflété les exigences de son esprit, pourrait bien devenir le lieu de l’inhumanité par excellence ; mais ce serait une inhumanité sociale, car les vagues de ce Maelstrom sont faites des hommes et de leurs produits. L’univers urbain devient un univers concentrationnaire que la densité des foules et surtout des machines rend de plus en plus invivable. Certes l’homme est adaptable, pour échapper au bruit il peut devenir sourd, aveugle pour se défendre des éclairs de la réclame, et insensible a l’homme pour échapper a la promiscuité humaine. Mais si la marée urbaine devait monter encore, alors il n’aurait plus le choix qu’entre périr physiquement ou spirituellement, en cessant d’être un homme : en renonçant à sa sensibilité et plus encore à sa conscience. »

« L’organisation moderne nous assure le superflu en nous privant du nécessaire. »

« Foyers d’individualisme, de révolutions intellectuelles, morales et politiques, la ville pourrait bien devenir son contraire : le lieu où la pression sociale atteint son maximum d’intensité, et la vie le maximum d’impersonnalité. Ainsi les murs de la ville, qui ont longtemps protégé l’homme contre l’oppression de la nature en lui permettant de vivre dans un lieu à sa mesure, ne seraient plus que ceux de sa prison. Et de cette prison, qui couvrirait la terre, il ne lui serait plus possible de sortir. »

« La destruction de tout cadre social interne : métier, quartier, raison et morale, famille, y favorise une liberté que plus rien n’empêche de pousser théoriquement jusqu’au bout, tandis que pratiquement, elle se heurte a chaque instant a des interdits. »

« Et cette nécessité d’être conforme s’étend a tous les gestes quotidiens ; ainsi la liberté est chasse des mœurs avant de l’être des mots et des constitutions. Il est vari que le citadin ne s’en aperçoit guère, dans la mesure où l’obéissance lui devient un reflexe. Un gouvernement efficace, un objet docile a son impulsion, c’est la condition indispensable au gouvernement des sociétés démesurées. »

« Au-delà d’un certain niveau de croissance urbaine, il n’y a plus le choix qu’entre la termitière et le chaos. »

« Et comme de toute évidence, le chaos ne présente que des inconvénients, a la différence de la termitière qui est climatisée, la voie de la facilite est de renforcer indéfiniment la contrainte. »

« Plus la ville grandit, plus la liberté se restreint. »

« Certes il existe encore des provinces, mais cette existence est faite d’inertie. Il n’y a plus d’économie locale. Dans ces conditions comment pourrait-il y avoir ici un pays : une société originale ayant pourtant une valeur universelle ? Notre pays n’existe plus."

« Paris centralisait des provinces autrefois vivantes, et maintenant qu’elles sont mortes voici qu’il décentralise ; mais comme la liberté se prend, nos bras trop débiles n’ont plus la force de saisir celle qu’on nous offre. »

« Et le centre dresse des plans de décentralisation : mais pour aller ainsi contre le cours des choses il faudra augmenter considérablement ses pouvoirs. Il s’agit d’ailleurs de décentraliser, et non de créer d’autres centres, de disperser : les retraités, les industries, les touristes. Cette dispersion des hommes et des choses, qui a déjà commencé dans un rayon de trente kilomètres, s’étendra à toute la France quand le progrès des transports aura mis Bordeaux et Clermont à une heure des bureaux de l’Opéra. Alors la Province sera manifestement ce qu’elle tend à devenir : une banlieue. Plus de Bretagne ni de Provence, mais une banlieue maraîchère, industrielle ou résidentielle. Une vaste banlieue dortoir où l’homme se retire pour dormir ou mourir. »

« Pourtant le désert est splendide à celui qui l’écoute. Le désert est le lieu du commencement, où se retrouve la vérité fondamentale ailleurs perdue : dans les bruits de notre monde de puissance, de rationalisation et de hiérarchie. La vérité perdue qui fonde toute démocratie, toute vie personnelle ou sociale : où l’ordre est le fruit de la liberté. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende : le centre vivant est partout, invisiblement présent dans l’étendue. »

« La Province est morte ; mais la mort est le seul passage vers une autre vie. Si nous voulons voir revivre en elle les anciens pays, inutile de nous tourner vers le passé. Ouvrons les yeux sur son présent, sur l’immensité du silence. Ce n’est pas un vain folklore qu’il nous apporte, mais les éléments primordiaux. »

« La dernière chance, mais la plus vraie, de la Province est dans cette possibilité de retrouver les fondements de toute existence humaine ; rien de moins pittoresque mais aussi rien de plus universel. Elle renaîtra dans un homme qui choisira cette liberté sans mensonge ; dont la conscience choisira la nature : l’espace, le temps, la maison et la patrie. Sans doute cette semence tombera-t-elle sur le roc : car le désert est apparemment stérile, silencieux, vide d’hommes. Mais si par hasard sa force est assez grande pour le pénétrer, alors c’est sur ce roc que son élan prend appui. »

« Nos pères n’étaient pas régionalistes, ils étaient simplement les hommes du pays ; ils n’étaient pas tournés vers le passé, ils vivaient au présent : ils se gouvernaient, trafiquaient et priaient, et la splendeur des formes leur était donnée par surcroît. Il fut un instant où notre roi Henri était un homme, son rire éclatait alors au soleil des batailles ; mais avec les siècles les morts rapetissent, et maintenant son image orne les boîtes de bonbons. »

« Si nous nous sentons appelés à une action difficile, nous pouvons choisir de vivre dans le pays de notre enfance ; et si cette décision pouvait être prise par plusieurs hommes décidés à implanter ici leur œuvre commune, ce jour-là ils auraient fondé a nouveau une patrie. »

« En Europe, en Asie, et dans quelques rares contrées d’Afrique et d’Amérique, l’homme s’est lentement soumis à la nature autant qu’il l’a soumise. Et le paysage est né de ce mariage où les champs et les haies épousent les formes des coteaux, dont les vallées portent leurs fermes et leurs villages aux mêmes points où les branches portent leurs fruits. Les prés y pénètrent les bois, et les bois les vignes. Et comme on ne saurait dire où commence l’homme et où finit la nature dans le paysage, il est impossible de distinguer le paysan du pays. »

« Ce dont il vit, pour la plus large part, il le doit a lui-même : au siècle de la division du travail le paysan est l’homme des cultures et des travaux multiples. La propriété est une île qui doit résister aux tempêtes, et l’argent encore un surcroît. Ainsi le paysan est libre ; cependant, parce qu’elle est réelle, cette liberté aux mains calleuses pèse de tout le poids de la terre. »

« Le paysan est le poids qui freine l’Histoire : païen de la Chrétienté, chrétien d’un temps d’athéisme. »

« Des fermes, des coteaux, des paroles échangées au détour du chemin monte une force lente qui soutient et dresse l’homme : du réel vers le vrai. Paysan : paganus. Et pourtant le Christ ne fut pas un ouvrier, mais un chemineau errant parmi les paysans de Judée. Son existence historique est inconcevable dans les faubourgs de Moscou ou de Paris. Et la ville fut seulement le lieu du terme et du supplice. Berger, agneau, pressoir, ces humbles mots sont aussi dans l’Évangile. En eux pour toujours le Verbe s’est incarné. »

« Il n’y a plus de nature ni d’homme qui puisse tenir devant l’impitoyable tracé des raisons de l’État ou de la Production. En France, le paysan est peut-être l’obstacle primordial à la productivité. Toute rationalisation rencontre sa méfiance et son individualisme. Trop petite et trop diverse, l’entreprise paysanne est celle qui a le rendement le plus bas ; la campagne doit se dépeupler pour accueillir le peuple des tracteurs. »

« Cette fin serait celle de l’union de l’homme et de la nature ; celle de l’homme lui-même s’il est part de la Création. Déjà dans certains pays neufs dont le sol était jusqu’alors livré à l’exploitation pure, on voit les gouvernements recommander les assolements, les champs irréguliers et enclos, les bandes forestières : à coups de science, de lois et de machines, concevoir et fabriquer la campagne. Peut-être la recréeront-ils ; recréeront-ils les hommes libres qui la peuplaient ? Car la construction de la campagne exigera des disciplines encore plus rigoureuses que sa destruction. Jusqu'à présent le paysan existait de lui-même, comme la terre ou l’eau, maintenant il est mis en questions. Nous pouvons nous satisfaire de son agonie, en admirant les ossements ensoleillés des pays les plus morts de France. Ou nous pouvons penser que la survie du paysan vaut la peine d’une angoisse et d’un combat. »

« L’imagination, la fois peuvent seules aujourd’hui sauver la campagne, et ce ne sont là vertus ni paysannes ni païennes. Quand elles ont pour but, non pas l’Éden sur terre, mais d’y maintenir cette vie qui s’arrache au poids de la terre pour témoigner au ciel du poids de Dieu. »

« Nous ne sommes plus des païens ; mais si c’est être païen que d’adorer des idoles, alors nous le sommes doublement ; car nos dieux sont taillés à l’image de nos outils. »

« Depuis le Christ, tout paganisme ne peut plus être qu’un nihilisme. »

« Ainsi disparaît la plus vieille structure de l’Occident : la paroisse, la commune, c’est-a-dire le village. »

« Ainsi ont-ils tranché à la légère les racines du grand arbre de nos libertés. »

« S’il n’y a plus de campagne, il n’y aura plus de ville, mais un monde clos, condamné à engendrer sa propre substance en se nourrissant de ses propres excréments. »

« C’est un cataclysme spirituel – quelque part en profondeur – qui jette les hommes sur les routes. »

« La dernière chance du voyageur n’est plus de bondir jusqu'à Sydney, mais de quitter la grande route à la porte de sa maison. A quoi bon fuir lorsqu’on est pris partout ? »

« Ce qui rend les voyages si faciles les rend inutiles. »

« Dans une société civilisée, où la contrainte sociale se substitue aux fatalités naturelles ; où « c’est un fait » ne désigne plus la volonté de Dieu et l’invincibilité de ses fléaux, mais les décrets de l’Histoire, la revendication de la liberté devient celle de la nature. »

« Il n’y a pas de liberté sans nature ; plus qu’à un autre il faut à l’homme libre de l’espace, du temps et du silence. Il lui faut le désert, la mer et les forêts, l’authenticité de la création telle qu’elle est sortie des mains de Dieu. »

« La splendeur de la nature n’est pas vaine, elle exprime à nos sens des raisons que notre esprit n’arrive pas encore à saisir. Le bleu du ciel et la limpidité des eaux ne sont pas les simples agréments d’un décor ; le clair regard de la beauté brille d’une terrible énigme : notre relation avec le cosmos. »

« Les apôtres du reboisement se croient poussés par des raisons objectives et utilitaires, ils sont aussi mus par une passion encore plus forte ; ils ne veulent pas seulement régulariser le débit des rivières, ils veulent aussi fixer la terre par des racines, et l’ensevelir à nouveau dans l’ombre des forets. Car l’arbre dresse tranquillement devant nos yeux l’image d’une existence qui n’est plus la nôtre. Arbre de durée, vie silencieuse et fidele puisant au plus profond du sol ; arbres d’années et de siècles dans une civilisation de l’instant. Troncs immuables dont la cime frémit au moindre souffle. Arbres de gloire, dont les racines nourrissent d’obscurité aveugle la frondaison qui flamboie dans le bleu. »

« Nous, modernes, commençons à déceler le sens de ce mot qui éveille en nous une irrésistible nostalgie : dans cette nature déchue où règne la mort, mais qui porte toujours la marque du créateur de l’Éden. L’homme fut tiré du limon ; s’il s’en distingue, il est donc aussi partie de la création. Quand nous touchons à la nature, nous taillons dans notre propre chair ; là aussi, nous devrions exercer notre liberté avec crainte et tremblement. Si notre esprit est libre, notre corps nous lie au cosmos : il brûle du même feu que les soleils. »

« Il reste à notre force de choisir des bornes que nous imposait autrefois notre faiblesse. Hier, il nous fallait défendre la part de l’homme contre les puissances de la nature, aujourd’hui il nous reste à défendre la sienne : a respecter son jeu, au besoin son mystère. Alors l’homme n’aura pas seulement brisé ses chaînes, il aura choisi d’ordonner ; devenant vraiment roi de la terre : maître de l’univers comme de lui-même. »

« Il ne s’agit pas seulement de refouler la nature dans quelque réserve, il faut la réintégrer dans notre vie. » « Il nous faut l’infini du ciel sur la tête ; sinon nous perdons la vue, surtout celle de la conscience. »

« Le parc national n’est qu’un suprême artifice ; et peut-être que les dernières campagnes d’Europe, avec leurs rivières souillées et leurs champs déserts, répondent mieux a l’exigence de ceux qui fuient la ville ; parce que s’ils la fuient, c’est entre autres choses pour fuir le calcul. » « Cette nature qui survit sous la surveillance d’une police n’est plus la nature, cette sauvagerie planifiée n’est plus la sauvagerie originelle. »

« Mais le sentiment de la nature est aussi une revendication de liberté : d’une présence spirituelle, et par conséquent physique. Comment pourrions-nous avoir une âme si nous n’avions pas de corps, si nous en pouvions plus exercer nos muscles et nos sens ? Si nous cherchons les éléments : l’espace et le silence, c’est parce qu’ils fondent la vie de l’esprit : les montagnes et les forêts furent toujours des refuges d’hommes libres. Et cette liberté mérite pleinement son nom parce qu’elle n’est pas seulement individuelle ; la bande d’amis, le camp et ses œuvres, dans l’organisation grandissante, manifestent le besoin d’une communauté et d’une œuvre charnelles. »

« Il n’est d’île, et même d’individu libre, qu’avec un famille et des compagnons. »

« Les hommes qui se voueraient à une telle révolution pourraient déjà constituer une institution, indépendante des partis ou des États, consacrée à la défense de la nature. Elle chercherait à rassembler toutes les forces qui s’y intéressent sur le plan national ou international. Elle ne se considérerait pas comme une administration, mais comme une sorte d’ordre, imposant à ses membres un certain style de vie, qui les aiderait à prendre leurs distances vis-à-vis de l’actuelle société. »

« Il faudrait aussi envisager une organisation chargée de désorganiser. »

« Pourquoi pas une franc-maçonnerie des solitaires, qui se donnerait pour but d’empêcher la machine et l’organisation de tout envahir ? »

« Certes, notre jardin n’est pas l’Éden, mais l’humble beauté de ses fleurs reflète la gloire d’un autre printemps qui ne passe pas. Et il n’est pas trop de tout l’effort humain pour permettre à l’ instant de s’épanouir. »

Toutes citations de Bernard Charbonneau