Aussi loin que remontent nos vingt ans, nous avons toujours lu avec joie et reconnaissance la prose de la fraction consciente du Parti imaginaire. Depuis dix ans, et cela nous rajeunit, rien qu’ils n’aient écrit et publié qui nous soit demeuré inconnu. C’est dire si nous sommes fidèles à notre admiration. Que cette métaphysique critique s’appelât Tiqqun, Zone d’Opacité Offensive ou Comité invisible, il importait à sa cohérence interne qu’on ne pût poser les noms de sujets contemporains vivants et identifiés sur l’auteur des textes, nous l’avions bien saisi. Car Tiqqun actualisait la disparition du sujet moderne, c’était même son principal ressort. Aujourd’hui (enfin, depuis six mois), la police, premier critique littéraire de France comme savait Balzac, s’est mis en tête de lever enfin le voile sur la qualité des nègres, des Moïse plutôt, des scribes et des rabbins, pour reprendre une généalogie sabbataïste et scholemiste chère à Tiqqun, transcripteurs de la métaphysique critique. Elle les appelle Coupat, Lévy, Rosoux, et de plein d’autres noms, comme les païens faisaient de Baal, leur dieu qui est légion.

On ne va pas revenir ici sur les détails de la théorie du bouc-émissaire de Girard, qu’à force d’évidence tout le monde a fini par reconnaître : il saute pourtant aux yeux du plus aveugle d’entre nous que madame Alliot-Marie, grande prêtresse hasmonéenne, c’est-à-dire usurpatrice, est en train d’organiser le culte nouveau de sa fausse Jérusalem pour lequel est requis une victime aussi entièrement coupable qu’elle sera entièrement innocente, cela supposant le lynchage d’êtres assez désignés à la vindicte aujourd’hui pour devenir les idoles de demain. Le ministère de l’intérieur dans sa confusion intrinsèque agit selon une mécanique qui le dépasse mais dont l’implacable logique peut le sauver, malheureusement : quand ce Parti s’est annoncé imaginaire, c’est justement qu’il tentait d’échapper à son destin de victime propitiatoire, dont le sacrifice suppose – René Girard encore – qu’elle soit exactement identifiée, c’est-à-dire qu’on la nomme avec précision. Car les cultes humains, c’est-à-dire pré-christiques, ne fonctionnent pas selon une vague spiritualité comme se sont entêtés à le dire les anthropologues du XXe siècle mais bien – c’est l’apport girardien magistral – sur le sacrifice d’un être unique et désigné au profit de toute la communauté, afin que celle-ci se perpétue. Ce que dit aussi Coupat dans ses réponses au Monde, avec un autre langage, qui lui vient de Schmitt, référence la plus exacte, par-delà Foucault et Debord, de la métaphysique critique : « Quand on ne parvient plus à contenir ce qui déborde, on peut encore lui assigner une case et l'y incarcérer. Or celle de "casseur" (…) certes toujours efficace dans la gestion courante de la pacification sociale, permet de criminaliser des actes, non des existences. Et il est bien dans l'intention du nouveau pouvoir de s'attaquer à l'ennemi, en tant que tel, sans attendre qu'il s'exprime. Telle est la vocation des nouvelles catégories de la répression. » A notre sens, Coupat s’aventure quand il imagine ici que ces catégories de la répression sont nouvelles : ou plus exactement, nous croyons que si elles sont effectivement à nouveau nouvelles, elles ne sont point neuves. Elles ont déjà servi. Maintes et maintes fois, dans une autre histoire, qui avait cours avant le triomphe du christianisme. Le monde post-chrétien retrouve bien entendu, sous une forme un peu gauchie par l’histoire de la contamination chrétienne, les mécanismes de survie de l’antique.

Le salut vient des Juifs : c’est-à-dire de la révélation par le Christ, après Abraham, Moïse et les prophètes, de l’iniquité du sacrifice d’un autre être vivant que soi-même. « Tu n’agrées ni sacrifice ni holocauste. Ce que tu aimes, c’est un esprit brisé ». La fraction vivante du Parti imaginaire est travaillée inconsciemment par cette idée, et si elle ne veut pas se l’avouer c’est bien qu’elle pressent que cet aveu la changerait définitivement en une fraction consciente du véritable Comité invisible qui vit, lui, sous le mode surnaturel. Nous n’avons pas du tout l’intention de convertir qui que ce soit à la foi chrétienne, il y en a un autre qui s’en charge, mais nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que la meilleure clef de lecture de l’usage de ces dispositifs n’est pas originaire de la pensée schmittienne, qui est juste, partiellement juste, mais de la pensée chrétienne dont l’on peut faire l’usage le plus profane si l’on veut, tel Girard à ses débuts, avec un profit plus grand.

Quand on le somme de donner une définition du terrorisme, Coupat ne répond-il pas qu’« est souverain, en ce monde, qui désigne le terroriste » et que « qui refuse d'avoir part à cette souveraineté se gardera bien de répondre à (cette) question » ? Je ne crois pas que l’on puisse adopter une défense offensive plus proche de celle Christ devant Pilate que cette apophatique qui justement ne veut pas dire son nom.

Et encore, quand Julien C. décrit la guerre moderne, comme « cette "bataille des cœurs et des esprits" où tous les coups sont permis » dont « le procédé élémentaire, dit-il, est invariable : individuer l'ennemi afin de le couper du peuple et de la raison commune, l'exposer sous les atours du monstre, le diffamer, l'humilier publiquement, inciter les plus vils à l'accabler de leurs crachats, les encourager à la haine », il a raison plus qu’il ne le sait de relever l’invariabilité de la méthode. Le Serviteur souffrant d’Isaïe déjà l’annonçait, et cela a été accompli parce que dévoilé une fois pour toutes il y a deux mille ans.

Que toutes choses aient été rendues nouvelles, le scribe de la métaphysique critique, qu’il soit Coupat, Lévy et mille autres, refuse obstinément de le prendre en compte et c’est qu’il est persuadé, avec bonne foi, que les catégories de la domination moderne contre quoi il lutte sont objectivement alliées au christianisme parce qu’elles en sont les héritières. En réalité, elles en sont tributaires en tant que perversion, et pire, en tant qu’inversion. De même que l’engeôlé qui se dit lecteur de l’Insurrection qui vient quand il répond à son juge que « c’est une erreur métaphysique de croire qu’une justification vaut la vie d’un homme » démontre qu’il est lui aussi héritier, quoiqu’il en ait, d’une praxis chrétienne. Mais comme il se trompe, et profondément, même si c’est sa seule faute de jugement, quand il assigne « les religions » ou l’Eglise au camp de la domination ; quand il croit que c’est « l’habiter » politique qui le délivrera de la vassalisation postmoderne, laquelle s’est justement fondée chronologiquement sur la réduction de toutes les catégories de l’existence au politique. Le métaphysicien critique est trop moderne dans sa dilection pour la guerre civile, dans son appétence pour la révolution, dans sa foi en une souveraineté immanente, dans son inféodation à la dialectique ami/ennemi, pour ne pas finir par étouffer sous les étreintes amoureuses des grandes tentacules molles de l’hydre sans tête, c’est-à-dire parfaite dans sa monstruosité, qu’est la postmodernité. Pour un temps, le métaphysicien critique séduit – et c’est d’ailleurs bien ce qui l’ennuie – le « dividu » postmoderne parce qu’il lui fait valoir les délices de l’archaïque, de l’ordre ancien, où la violence avait un sens politique. Mais très vite, il est changé comme on l’a dit en l’une des innombrables divinités du Spectacle, justement pour ses caractéristiques propres que sont la nostalgie, la force, la virilité, la révolte, l’héroïsme qui toutes manquent au postmoderne, lequel, bienheureux de s’en être défait, ne manque pourtant pas d’en demeurer fasciné.

Il y a deux types d’inversion métaphysique : l’une qui garde les traits de l’original pour les mener vers une autre fin, c’est celle qu’a opérée la modernité à partir du christianisme ; l’autre qui argue de la liberté de la fin pour modifier les traits eux-mêmes, c’est celle que la postmodernité a infligée à la modernité. La modernité a retourné l’autonomie politique contre le christianisme, la postmodernité a usé de l’individu pour nier l’autonomie. Coupat, qui demeure moderne, croit qu’il lui suffit de déclarer la guerre pour trouver quelqu’un sur le champ de bataille. Il oublie alors son prédicat principal qui est l’absence contemporaine des guerriers. Sur le champ de bataille il ne trouvera qu’un vide qui l’engloutira bientôt s’il persévère dans ce type de combat : « Gouvernants, il ne vous aura servi de rien de nous assigner en justice, tout au contraire », dit-il. C’est là qu’il se trompe : il leur est infiniment utile de l’avoir assigné en justice, parce qu’il est ainsi désigné comme il ne le voulait pas, comme le dernier vivant, c’est-à-dire comme la seule victime propitiatoire. Quand on fait un comité invisible, on ne le dit pas, Julien. Car le dire, c’est se montrer et se montrer, c’est mourir.

Mais tu veux faire la guerre, et tu es prêt à mourir ? Nous te proposons la plus intense, la plus singulière, la seule qui vaille, la dernière qui existe réellement, qui est celle où l’on rend pas les coups mais où l’on gagne, qui est donc la plus dure et la plus glorieuse. La seule où c’est, en définitive, la postmodernité qui perd, et la vie qui l’emporte.