« Dans la vie pesée à son poids léger, aunée de sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n’est que deux choses vraies : la religion avec l’intelligence, l’amour avec la jeunesse, c’est-à-dire l’avenir et le présent : le reste n’en vaut pas la peine. »1

J’ai bientôt vingt-cinq ans… « Nous consumons nos années comme une pensée. »2 Il est temps de dresser un premier bilan du quart de siècle écoulé, de faire l’autoportrait de ma jeunesse – de notre jeunesse devrais-je tout de suite dire, car sa personnalité très particulière s’est construite en communion avec une certaine communauté – ou une constellation amicale, plutôt. A travers une éducation politique et sentimentale loin des clichés du siècle, c’est une tout autre jeunesse qui se dessina pour nous.

Dès la sortie de l’enfance, nous fûmes en guerre totale contre le monde. Nous formions déjà une conspiration à ciel ouvert, une conjuration à visage découvert. Nous inquiétions les autorités, défrayions la chronique, amusions la presse locale. Nous mettions renseignements généraux et sécurité militaire en effervescence : on ne plaisantait guère dans le petit port de guerre… Les pêcheurs, eux, riaient de nos frasques et provocations. Nous militions : les pochoirs et affiches n’avaient plus de secrets pour nous, non plus que les bombes de peinture, les cocktails Molotov et les seaux de colle. Nous rebaptisions des rues, enflammions des statues, bloquions des avenues. Nous faisions le coup de feu dans les collines et dosions des explosifs. Nous fondions des revues. A peine adolescents nous fûmes des pros de l’agit-prop, et pour nous la révolution avait le visage d’une restauration. Les plus jeunes d’entre nous, qui n’avaient pas seize ans, fredonnaient la même chanson, et c’est sans doute ce qui inquiétait police et parents. Comme nous étions une force, on voulut nous intégrer aux combines politiques locales – mais nous étions l’insolence même.

Mais au milieu de toute cette activité, de cette agitation, nous avions aussi de beaux moments de contemplation, de silencieuse communion. Toute ces fêtes et ces tempêtes ne valaient finalement que pour ces heures de suspension du temps, de silence heureux et plein, de simple et lumineuse présence. Une tonnelle, une plage, une colline, un rocher. Attention et paix. Béatitude. Beati pauperes spiritu. Nous vivions dans l’absence de compétition, dans l’émulation collective sans rivalité, dans l’amitié franche et pure. La bonne humeur et les rires enchantaient notre quotidien : nous nous voulions grands d’Espagne. Il y avait une joie d’enfance dans nos cynismes même, dans notre radicalité, dans notre dureté, nos provocations et notre humour noir. Chez le faucon hobereau, les immatures sont plus sombres : ainsi en allait-il pour nous. Comme pour toute résistance clandestine, il y avait des passeurs et des demeures, des protecteurs et des refuges. L’hospitalité était notre reine, malgré la jalousie des uns et des autres. Quelque chose subsisterait de tout cela dans la constellation que nous formerions, non sans nostalgie bien sûr.

Nostalgiques des siècles aventureux, des époques épiques, des temps héroïques – à nous, tristes citoyens des mornes plaines, que nous était-il échu sinon l’ennui d’une vie plate, d’une existence préfabriquée, sinistrement programmée jusque dans ses joies ? Aussi attendions-nous avec angoisse et ardeur le retour de l’histoire, et étions prêts à tout pour le susciter. Apocalypses, carnages, révolutions – tout, sauf le mortel ennui de cette fausse vie ! Nous rêvions de la guerre, que nous ne pouvions haïr, faute de l’avoir vécue. Nous jouions avec des armes à feu – fusils d’assaut, vieilles mitraillettes, vecteurs de rêves… Nous cherchions une échappée – et qui fut belle, de préférence.

Notre pays partait en morceaux, ou plutôt, les derniers lambeaux de notre pays partaient à la dérive, car était-ce encore un pays digne du nom lorsque nous y sommes nés ? Derrière les façades neuves les vieilles pierres s’effondraient, les ruines étaient avalées par la nuit d’oubli qui tombait sur le continent. Les nations aussi sont mortelles, nous le savons d’expérience, mais leur est-il promis quelque résurrection ? Aussi, qu’attendre d’un pays mort-vivant, d’un zombi ? Notre patrie, nous l’aurions aimée déesse et immortelle. Nous préférions la réalité telle qu’elle aurait dû être – car pouvions nous l’aimer telle qu’elle était, empreinte de fausseté, vaste mascarade et grand mensonge ?

La religion, elle, nous l’aimions antique et rituelle, jeune et vivante, solennelle et toujours nouvelle. Bref, catholique et romaine – et nous préférions la vibration latine aux fadeurs vernaculaires, aux plates chansonnettes la vigueur grégorienne. Nous l’aimions pour bien des raisons, et d’abord parce que peut-être nous sentions comme par une sorte d’instinct que par-delà toutes nos tentatives et expériences là seul résiderait l’unique planche de salut. Quand nous étions lassés de nos contrées liturgiques, laïcs gyrovagues, nous allions rendre visite dans quelque église voisine aux fastes orientaux et aux splendeurs byzantines.

Nous aimions les révolutionnaires défenseurs de la tradition, les agnostiques alliés de la religion, les libertaires patriotes, les conservateurs critiques, les anarchistes tory – bref, les anarques de tous poils et les résistants de tous bords. Nous étions de tous les complots transversaux, de toutes les unions paradoxales. On nous voyait partout, dans l’ombre, et certains nous fantasmaient comme une nouvelle main noire menaçant le compromis établi. Nous n’étions rien, une poignée, mais nous inquiétions les assis, intriguions les amis.

Pour des raisons qui oscillaient entre monarchisme et anarchisme, nous méprisions la machine électorale et le système partisan. Nous aimions les engagés, les enragés, les partisans, les militants, pourvu qu’il ne fussent pas bornés. Nous haïssions les machines, les banques, les caméras, les supermarchés..., que nous attaquions souvent au pavé à la nuit tombée. Nous défaisions et refaisions cent fois le monde à notre guise… On nous proposa des responsabilités, on nous offrit des places, fit miroiter des postes… Nous préférions rester pour l’instant royalistes – bien que ce fût baroque et fatigant. En toutes choses, les issues certaines nous ennuyaient d’avance. Nous buvions tous beaucoup, jouant aux matamores. Et, en vérité, notre petite vanité satisfaite, nous attendions tous en secret autre chose : l’aventure, la vraie, le grand et unique amour… Où était l’Aphrodite promise, l’Artémise insoumise ?

Nous arpentions aussi le monde avec sauvagerie, en ordre dispersé, en joyeux tirailleurs. Notre méthode, c’était l’enthousiasme doublé de constance – car il en fallait, pour aligner un pas après un pas sur des centaines de kilomètres, ou avaler verre sur verre des nuits durant.

Dès qu’une puissante coalition s’attaquait à un pays rebelle, nous prenions sa défense. Manifestations, articles, pétitions. Nous aimions les peuples libres et fiers, les nations farouchement indépendantes, comme les vies dont nous rêvions.

La destruction fut bien vite notre Béatrice. Les pavés et les barres de fer volaient dans l’azur, les détonations éclataient, quelques-uns tombaient à côté de nous qui auraient pu être l’un de nous. Les tambours battaient à nos tempes dans les cités brûlantes, pillage, le champagne était frais à la goulée sur le bitume bouillant. Soleil de juillet, été d’émeutes, nous brûlions des banques, incendions des commissariats, harcelions les carabiniers, les coups de feu claquaient, le sang rougissait le pavé. A travers les villes d’Europe, quelques mois nous dansâmes avec les forces du désordre. Nous rédigeâmes même et publiâmes sur ces évènements un rapport véridique, document historique perdu dans les oubliettes du siècle. Nous étions, métaphysiquement aussi bien que physiquement, à la pointe avancée de la contestation. Nous déchirions à pleines dents, toutes griffes dehors, les machines du temps, tigres d’encre et dragons de papier. Le monde était l’ennemi à abattre. Goût de la bagarre, besoin de batailles. Emeutes et échauffourées comme substituts de guerre. Nous forcions la nuit dans la grande banlieue des maisons abandonnées pour en trouver à occuper. Nous rêvions communauté. Projet inabouti, comme tant d’autres. Combien de rêves avortés, d’idées abandonnées ! Il faudrait tant de vies, tant de temps…

« Oisive jeunesse

A tout asservie

Par délicatesse

J’ai perdu ma vie »3

Hélas, la chair fut vite triste, les livres bientôt lus et les ivresses bues… Entre quelques rues notre jeunesse avait failli si complètement se perdre, où nous buvions tant, mais nous savions que nous ferions toujours quelque chose de mieux que nous complaire en panégyriques suicidaires. Il ne faudrait pas finir par tourner en rond dans Paris, Paris qui n’était plus, n’arrachant ses pavés, et où bientôt les mirages municipaux firent découvrir sous le bitume la plage… Il ne fallait pas succomber à la corruption. Certains se perdaient déjà dans le pouvoir, le sexe ou l’argent, d’autres sombraient dans l’alcool et la vaine gloriole. Il y avait l’embourgeoisement, aussi, et là était le grand danger : pour nos contemporains, le plus souvent le contentement matériel et la satisfaction génitale tenaient lieu de bonheur, ersatz couvrant une insatisfaction tenace qui parfois s’exprimait en agressivité sans objet ou s’épuisait en vague à l’âme sans profondeur. Charnelle et périssable, parfois douée pour les fêtes du corps et de l’esprit, leur joie se rapportait surtout à la jouissance. A fuir absolument. Mais rien n’y faisait, l’ennemi était trop nombreux, trop massif, trop organisé, le poids des choses avait gagné en force, la fatalité s’était faite puissance industrielle, les mécanismes étaient bien rodés et ils s’en inventaient toujours de nouveaux pour épuiser toute rébellion, canaliser toute contestation, étouffer toute dissidence, saigner à blanc toute révolte. On nous aurait de toute façon à l’usure. Nous ne voulions pas finir terroristes, face cachée de la machine, sans plus d’âme qu’elle à force de combat et de haine. Mais on ne nous aurait pas. Entre fuites et offensives, attaques et voyages, agitations et aventures, on n’avait pas encore trouvé le suprême stratagème, mais nous savions que l’essentiel serait de ne jamais se rendre. On trouverait toujours une sortie, une issue de secours et, peut-être même un jour, une voie de salut. Car, heureusement, Quelqu’un nous attendait au tournant.

« Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage… » Quand je contemple ma vie, comment ne pas la maudire, pour ce qui m’en a été donné comme pour ce que j’en ai fait ? Comment ne pas vomir ce siècle ? Comment ne pas vomir ce monde pourri, détruit, fané, corrompu, souillé, violé, déshonoré, dégueulassé…, qui fait passer jusqu’au goût de vivre ? Tout y est fadeur et déception. Tout y est profané, massacré, souillé, sali... Tout y a subi de tels outrages que seul un déluge pourrait tout effacer, tout nettoyer, tout purifier. La grande lessive, un baptême cosmique. Toutes ces blessures et ces maladresses, le poids des choses passées, des êtres morts…, tout cela, je le remets à tes pieds, Seigneur. « Laisse les morts enterrer leurs morts ; toi, viens, suis-moi ! » Combien d’éclaircies – et combien de fois suis-je retourné à ma fange et mon vomi ? J’aimerais que ma bouche et mes lèvres, et mon coeur et mon cerveau soient purifiés au charbon ardent, que tout y soit consumé, petit tas de cendres balayé d’un coup de vent, se relever neuf sous un ciel nouveau… Je ne rêve que d’une vie nouvelle, de m’arracher au poids des choses et de tout recommencer. Je voudrais entendre une voix, rien qu’une petite voix qui me dise que ça vaut la peine de continuer à avancer on ne sait où dans le brouillard, dans la ténèbre, rien qu’une petite voix, une petite espérance… Espérance, petite espérance, toute petite espérance. Or la petite espérance, est celle qui toujours commence… Allons, pas de découragement, pèlerin, reprends ton bagage, porte ta croix, elle n’est pas si lourde et tu n’as pas le choix… Tant de souvenirs, tant de tombes, tant de sépulcres blanchis déjà… Je ne sais si ma vie présente quelque intérêt, général ou particulier. Mais qu’elle ne soit guère exemplaire ne la dépare peut-être pas de toute signification. Je n’ai pas fait le bien que j’aurais voulu et j’ai fait le mal que je n’aurais pas voulu. Les voix se sont tues, les voies sont insondables. Pour l’instant, il me semble que je vais où je voudrais, mais plus tard, un autre me ceindra les reins, et j’irai là où je ne voudrais pas. Si souvent, ce que je fais, je le hais, où je vais, je ne sais. Je fais toujours le mal que je ne voudrais pas, et ne fais pas le bien que je voudrais. Je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je cherche... J’en suis toujours là. Pardon d’avoir tardé, Seigneur, et de tarder encore… Je ne suis pas digne, mais j’espère en ta miséricorde. « Souviens-toi de ton Créateur dans les jours de ta jeunesse, avant que soient venus les jours mauvais, et avant qu’arrivent les années dont tu diras : Je n’y prends point de plaisir. »4

Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas digne du royaume. Adieu passé ! Je te jette au vent comme un papier froissé par-dessus l’épaule avec tous ces mots, je me décharge de ce fardeau, la vie m’attend, avec l’avenir et sa croix. La vérité de la vie, ce sont les grandes peines et les bonheurs fugaces aussitôt tournés en nostalgie. La vérité de la vie, c’est le temps qui passe et ne revient jamais. La vie est une chose bien dure, bien dure. La vérité, ce sont tous les échecs, les aventures avortées, les amitiés lassées, les rêves délaissés, les bonheurs brisés. La vérité de la vie c’est la mort, c’est sa vérité ultime. Vivre égale mourir, vivre signifie mourir. La vie est une chose douloureuse, elle fait mal par sa douceur même, qui n’a qu’un temps. Il faut bien mourir, puisque tout meurt. Idées de mort, pensées suicidaires, envies d’extinction… Où est le soleil perdu de l’enfance ? Comment rester, redevenir enfant ? Il faut savoir pleurer, réapprendre à pleurer, laisser couler ses larmes. Coulez, mes larmes, ce soir j’ai de la peine… Mais si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur, et il sait tout. « Pas d’orgies et de beuveries, pas de coucheries et de débauches, pas de disputes et de jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ ; et n’ayez souci de la chair pour ne satisfaire les convoitises. »5 « Et nous avons été baptisés et loin de nous s’est enfuie l’inquiétude de notre vie passée. »6 Gardons espoir, puisque Dieu prend les pires. Et cesse de gémir, ô mon âme ! Prie. Jeûne. Travaille. Fais-toi violence ! Dislecta fortitudine prosfera : « Ce que l’on aime est dévoilé par le courage. »

"Le chemin du Mont" (L'Oeuvre 2009) - Extrait du mardi 6 janvier 2004

1 Chateaubriand 2 Psaume 90, 9 3 Arthur Rimbaud 4 Ecclésiaste 12, 1 5 Rm 13, 13-14 6 Saint Augustin