On ne savait pas grand-chose, sinon que c’était vers le sud que cela aurait lieu. Gare de Lyon, nous avions pris le train en douce et, endormis dans nos fauteuils de seconde petit-bourgeois, nous essayions de ne pas attendre le douloureux moment du contrôle. Nous n’avions pas pris de billets, et parce que notre situation politique imposait évidemment que nous nous soustrayions à la marchandisation obligatoire de chaque déplacement à travers toute unité d’espace ; et aussi, ça tombait bien, parce que notre bourse avait rarement été aussi vide.

Cette année-là, nous étions révolutionnaires. Casseurs, plus précisément. « Invisibles parmi les invisibles », comme on l’avait écrit.

On l’a déjà oublié, mais cette époque bruissait sans arrêt de la création de groupuscules contestataires nouveaux, de l’élaboration de réseaux neufs, que le déploiement démocratique sans précédent d’Internet favorisait provisoirement, et de slogans d’une ironie dévastatrice. Cette époque, comme je l’appelle, a bien dû s’étaler sur trois ans. Peut-être de 1999 à 2002. Le tournant du siècle. Les avions dans les tours. L’éveil de notre génération. La croissance. La joie et le soleil. La vie dans nos veines. L’insouciance. Le bonheur enfin. On le savait trop bien. On se demandait quand cela s’arrêterait. On était toujours sûr que c’était hier soir que cela avait fini. On était sûr que ce soir déjà on jouerait les prolongations. Mais rien ne nous aurait fait plier.

Quand je tente de situer dans le temps du monde réel cette époque, je bute sur un obstacle majeur : la jouissance que nous avions de notre temporalité ne concordait alors avec aucune réglementation officielle, ni avec aucun calendrier, ni aucune injonction de vie. Nous étions libres. Cette phrase est la formulation banale d’un certain état généralement mensonger de la jeunesse, certes, mais pour notre cas c’est la vérité. Nous ne devions compte à personne de l’exercice de notre honneur et nos amours étaient entièrement pures. Cherchant dans l’histoire passée des exemples d’un désintéressement pareil, ne me viennent à l’esprit que ces croisades de pastoureaux du Moyen-Âge, ces cohues d’enfants à peine adolescents, venus de toutes conditions, qu’un matin plus lumineux que les autres matins décida peut-être à se croiser ou à gagner des lieux sacrés en des pèlerinages impromptus. Ce qu’ils partaient trouver, la raison ne le saura jamais, mais quelque chose en nous tressaille invariablement à cette évocation.

Pour nous, ce jour-là, nous ne nous considérions pas du tout comme de doux rêveurs. Au contraire, nous étions faits d’arguments imparables et bardés de philosophie francfortoise. Quoique nous détestassions les gauchistes dans leur ensemble, et quelle que pussent être leur tendance, leur chapelle ou leur inféodation, la révolution n’avait plus de secrets pour nous. Infestés de mots d’ordre situationnistes, comblés de paradoxes abstraits et figés en des poses inconnues, nous avions découvert un nouveau sens du combat, suffisant pour coller la fièvre à nos artères et nous donner l’envie d’aller rôtir du hâle dans une contrée plus chaude.

C’était au sortir de l’hiver et Paris des sorbonnes multiples ne convenait plus à nos passions.

Bientôt cependant, nous dûmes finir par nous réveiller. Un moustachu court sur pattes réclamait nos billets. Nos figures portaient sans doute à notre insu quelque expression extraordinaire, ou nos yeux une brillance que nous ne savions pas cacher, pour qu’il nous ait parlé sur ce ton-là ; pour qu’il se soit précipité sur nous avec tant d’urgence ; et qu’il ait paru deviner nos paroles avant que nous les prononcions, comme l’indiqua son geste du menton à ses camarades. Aussitôt, nous sommes cernés et, dans la cohue de paroles, d’insultes échangées, de contraventions imposées et de contrôles téléphoniques qui s’ensuit, il n’est rien que je distingue encore, sinon le geste rapide d’une jeune contrôleuse au regard acide. Dans ma main, elle a glissé avec mon passeport qu’elle me rend un fin papier froissé. Je feins de n’en rien savoir, j’ai bien perçu la pression douce de ses doigts sur les miens. C’est vers Barcelone que nous allons.

Le soir ne venait pas. Alentour, les montagnes s’étaient peintes d’une teinte ineffaçable, un jaune supérieur, comme on n’en voit qu’aux façades maritimes et aux plus hauts sommets qui sont par-dessus les nuages. Hector adossé à son sac sur le quai dissimule son ennui derrière ses lunettes noires. Le soleil semble répandre un écrasant silence sur la gare de Cerbère, dernière station avant la frontière espagnole. Nous avons changé trois fois de train, échappé à plusieurs barrages sur la route de Perpignan, dormi dans une maison amie où l’on fait un vin de pierre du fruit des vignes qui l’isolent et franchi à pied les derniers kilomètres, par la route qui longe la mer. Les histoires que nous nous racontions tout à l’heure sur le chemin pour se donner du coeur au ventre, histoires anciennes d’épopées, récits de guerre, de la nôtre ou d’aïeux fictifs, légendes de beuveries et de conquêtes féminines, sont maintenant comme oubliées. Un désespoir nous saisit à l’entrée de ce tunnel qui ouvre vers l’Espagne, vers Barcelone, un vertige inconnu monte en nous, nous habite, nous torture, nous écrase, nous faits soudain à nos yeux si petits, si perdus que c’est misère de nous voir déambulant au bord de cette voie ferrée brûlant qu’aucun train ne vient rafraîchir de son ombre.

Oscar garde dans les veines du courage pour trois, dans ses veines de Portugais dur à la peine, à qui on ne la fait pas, à qui la vie même ne la fait pas, que la chance tient sous son aile et dont on sait que, quoi il arrive, c’est dans son lit qu’il mourra. On sait aussi que des coups il en prendra plus qu’à son tour, qu’il est taillé comme ces hommes d’armes, comme cette piétaille des siècles de siècles, qui traverse le temps depuis les premiers combats livrés sous la ramure des chênes d’extrême-occident, qui résiste depuis que le premier homme est tombé sous les poings de son frère, qui est un roc sous la marée, qui perdra sans doute à la fin, mais le dernier. Il est de cette lignée qui bâtit aussi parfaitement les maisons qu’elle taille des croupières aux superbes. D’où il se tient, le front dur et la main nerveuse, on ne le délogera pas.

Les hôtels abandonnés, derniers et dérisoires vestiges du tourisme aristocratique qui connut ici la gloire en une époque révolue, allongent leurs ombres jusque sur la mer. Grands paquebots échoués sur le roc que leurs capitaines ont désertés, ils ne dorment que d’un œil, prêts à s’éveiller pour d’autres aventures et n’attendent, me dis-je, qu’une main actionnant la sirène du départ pour appareiller. Un vent léger s’engouffre par leurs vitres brisées et fait claquer doucement le bois des fenêtres contre les lézardes des murs.

- Il y a une femme là-dedans ! là-haut ! Hector s’est dressé sur son séant et nous regarde maintenant d’un air inquiétant. Nous ne voyons rien. Il tape sur ses cuisses et se lève brusquement.

- Allons voir ce qui s’y passe, allons percer le mystère qui habite sous ce toit, puisque décidément ici les trains ne passent pas.

Nous avons beau lui faire valoir mille raisons, que le prochain convoi ne tardera pas, qu’il n’est pas bon que nous nous écartions de la protection de cette gare, il n’en veut démordre. Il part en courant. Le visage qu’il a aperçu, raconte-t-il, est fait d’un blanc oublié, ses yeux quand les paupières s’abaissent sont pleins d’un incarnat surprenant et les cheveux qui le cernent ont gardé de la nuit sans lune la ténèbre. Une enfant sorcière comme on n’en voit plus beaucoup. Comme on n’en a pas vu depuis longtemps.

Au pied du Grand hôtel des Bains, le vent paraît soudain souffler plus fort et seul rompt le silence qui couvre ce village où chacun se tait. Est-ce le sentiment d’occuper le bout d’un monde qui en paralyse les habitants ? Est-ce l’enclavement de la vallée que les grands routes maintenant dédaignent et contournent ? Y a-t-il des êtres vivants autres que ces ombres qu’on voit passer l’espace d’un instant puis disparaître ? Nous n’en sommes soudain plus si sûrs. Rien ne bruit et rien ne se soulève, rien n’aboie et rien ne crie, rien ne pleure et rien ne rit, le flot du monde passe à côté, le flot, ici, n’est que souvenir. On finit même par se prendre à croire qu’il n’a été qu’illusion dans nos esprits.

Nous nous sommes vite perdus en haut de l’escalier noir, entre les murs tagués et les portes défoncées. J’ai entendu peu à peu les cris rauques d’Hector se muer en un murmure incessant, par où il expliquait à des amis invisibles quelles chausse-trapes il fallait éviter, quelle prière adresser au ciel et pourquoi la vraie vie des hommes supérieurs c’était de tout explorer. Je sentais encore résonner son pas lourd, lointain, lourd de ses quatre-vingt-dix kilos. J’imaginais sa tête carrée blondissant sous les rais du jour qui s’infiltrait par les trous des cloisons. Je vis plusieurs fois son ombre tombant sur moi d’un étage supérieur et voilant à mon regard, un instant, les déchets métalliques dont le sol était jonché, bouts de lits, morceaux de cuisinière, et puis vaisselle grisâtre.

J’avais pris, sitôt l’escalier gravi, un couloir vers la droite, d’où courait vers moi un souffle. Du moins mon oreille s’en persuadait-elle. J’avançai vite, trébuchant et glissant, me retenant aux parois pour ne pas tomber et, la gorge sèche, m’immobilisant soudain pour tenter de percevoir à nouveau ce léger sifflement qui m’avait attiré. J’ai dû me méprendre. Nul son ne me parvient plus. J’appelle. Oscar, Hector. Hector, Oscar. En vain. Maintenant, je crie plus fort. C’est un mauvais conte. J’ai toujours eu peur de la solitude et du noir. Je suis un enfant.

Le monde a besoin de moi, me dis-je, et je repars d’un pas plus assuré. Je tourne encore deux fois à gauche, suivant le couloir le plus large et prenant garde de ne pas céder aux attraits des chambres sombres dont les portes à moitié dégondées vibrent à mon passage. Voici que j’atteins une vaste salle que baigne une médiocre lueur rouge.

La souffle a repris. Je suis en sa présence. Au centre de la pièce, la femme paraît absorbée dans une tâche délicate. Elle n’esquisse d’abord aucun geste vers moi, ne glisse aucun regard. Pourtant, elle sait que je suis là, elle le sait comme si c’est elle qui m’avait convoqué. Etendue sur des coussins jetés à même le sol, elle protège de son bras droit replié une lampe minuscule dont la lumière tremble. Je vois, s’allongeant de son épaule jusqu’à son poignet, un tatouage immense, aux circonvolutions monstrueuses, dont je n’arrive à savoir si ce sont les ombres de la pièces qui le créent ou s’il est véritablement piqué à même sa peau. La forme en semble s’animer, s’enrouler sur la chair blanche, glisser comme un visqueux reptile et propager ses vibrations dans tout le corps entièrement alangui.

- Nos âmes aspirent ensemble à plus de netteté, prononce-t-elle distinctement.

Elle a la beauté d’un diable égyptien.

Elle me montre les chiffres dont le monde est composé. La grande intelligence, la perfide intelligence, l’insoutenable intelligence des hommes qui ont fait ce monde, me dit-elle, est d’avoir élaboré une grammaire de ces chiffres, par quoi le monde n’a plus besoin de quiconque pour se diriger. Les nombres sont le moteur. Ils sont le mouvement. Tu ne sortiras pas de ce rêve planifié. Il y a autre chose à détruire. Ce que tu cherches n’est pas où tu le crois. N’est pas ce que tu crois. Tu briseras des murs, tu défonceras des portes et ne trouveras rien. Tu ne détruis rien.

Je me suis assis sur un tas de déchets, de vieilles cendres et de guenilles sales. Je reste à bonne distance de cet être sous drogue. Bois du mezcal, dit-elle, notre nuit sera longue. D’un geste, je repousse la bouteille qu’elle me tend. Je n’ajoute rien. Je ne dis rien.

Elle me regarde fixement et continue d’agiter la flamme de la petite ampoule en passant et repassant sa main dessus. Elle me toise intensément comme si elle tentait de lire en moi. S’il est bien un caractère de la femme que je déteste, de la femme, de toutes les femmes, c’est celui-ci, cette pusillanimité envers elles-mêmes par où elles se persuadent qu’elles sont douées d’un sens sixième et supérieur leur permettant de deviner ce qui se passe en chacun. Cette crédulité explique parfaitement la haine incoercible que se vouent rapidement deux êtres féminins mis face à face. Il faut qu’à la fin l’une se soumette pour rompre le double mouvement de miroir que cela provoque.

« Petit coq prétentieux », murmure-t-elle baissant les yeux. « Tu ignores tout de la liberté. Mais va donc à Barcelone, puisque tu en as tellement envie. Vas-y, mais contrairement à ce que tu crois, tu en reviendras. L’amour et la mort sont deux choses distinctes, tu l’apprendras. » Elle se tait.

« Va-t-en vite, a-t-elle repris, j’entends quelqu’un qui vient. » Je tends l’oreille et en effet, après un court moment où il me paraît seulement résonner en moi le son de cette voix charnelle, je crois enfin percevoir des bruits de pas sur le plancher branlant du couloir. Persuadé qu’il ne peut s’agir que d’Hector ou d’Oscar, j’ouvre la bouche pour les héler quand une main tiède s’abat sur mon visage. D’un bond prodigieux pour ce corps aux allure si lasses, elle m’a rejoint : « Tais-toi, souffle-t-elle. Ce ne sont pas tes amis, ce sont les miens. Fuis tout de suite, fuis par où tu pourras. Par là. » Elle indique la fenêtre. Voyant que j’hésite : « Eux sont de vrais destructeurs. Pas comme toi, absurde paladin… » Elle tente de poser sa bouche sur la mienne, je la repousse. Je sens bouger son serpent. Sans demander mon reste, je gagne la fenêtre : il y a bien en dessous quatre mètres de vide, mais je ne m’en aperçois qu’arrivé en bas. Mes talons claquent sur la terre dure. Aussitôt, une puissante douleur se propage dans tout mon pied.

Avant de sauter, j’ai eu le temps de me retourner. Mais je ne vois plus que l’obscurité.

A la fin, la raison succombe sous les faux hasards. J’ai réussi à attraper le dernier wagon du Corail qui démarre et je me glisse bientôt dans un compartiment sombre. Je m’écroule sur la banquette vide. La nuit dehors a gagné et, à gauche, à travers le couloir, je peux voir le rapide éclair d’un phare sur la mer. J’allume une cigarette quand une voix descend sur moi : « Oh, voyageur sans bagage, j’ai retrouvé votre bien. » Je lève les yeux, j’aperçois la figure hilare d’Hector, vautré dans le filet. Il me tombe dans les bras.

Nous nous étreignons longtemps, moi essoufflé, lui serein ; je croyais l’avoir perdu, il était certain de me retrouver. Il me raconte alors une histoire abracadabrante, tissue d’aventures mystérieuses, de rencontres étranges, comme celle d’une femme-enfant enfermée dans l’hôtel qu’il a failli délivrer avant de succomber sous le nombre des assaillants. Je l’écoute et ne dis rien. Je laisse décanter son délire. Je suis si sûr de la véracité de ce qui m’est arrivé qu’il n’est pas nécessaire que je le lui raconte, il en connaîtra les fruits, à leur heure.

Mais déjà, nous avons traversé le tunnel et c’est l’Espagne, dans un halo orangé de gare nocturne. Nous nous présentons à la douane : Oscar n’est pas là. Du temps qui suit, si je cherche en nos mémoires, ne restent et ne me viennent qu’une seule vision, qu’une seule odeur, c’est Barcelone. La ville nous a accueillis comme elle a l’habitude de le faire avec tous les déchets de l’Europe entière, toute cette jeunesse en rut, en manque, en dérive, qui vient y chercher ce qu’ailleurs on ne lui donne pas, ou ce qu’ailleurs elle ne voit pas, l’intensité de la vie, le sentiment d’être sans prendre la peine d’exister, l’anonymat confus des hormones mélangées, les putes, la cocaïne, la violence enfin. Cet immense vortice nous a pris comme n’importe qui, alors que nous étions sûrs que ce que nous venions y perdre et y donner différait fondamentalement de tout ce que personne avait jamais pu lui offrir. Nous nous en sommes accommodé, comme nous avons coutume de le faire.

La cité est parcourue en ces jours de centaines de manifestants aux mobiles les plus divers, le gros des troupes fait de ces jeunes altermondialistes aux cheveux tressés, aux larges pantalons de lins colorés qui traînent souvent avec eux des chiens, des bâtons du diable, des guitares et des filles sans cervelle, et dont le pacifisme réduit le champ de toute action politique aux péripéties de Oui-oui à la plage.

De ce temps passé, j’entends dans un brouillard le bruit des manifestations-suicides ; je revois des têtes noires encagoulées, des débats sans fin sur la compromission obligatoire ou impossible avec tout mouvement non-violent ; je sens encore l’odeur des sardines grillées dans les rues ; je relis les appels au meurtre peints sur les murs ; je ne me rappelle aucun nom ni aucun visage.

Je ne savais pas qu’il y eût une loi du mal. Alors, nous disions entre nous qu’il fallait échapper à la domination, alors nous pensions que l’unique salut résidait dans la destruction de toutes les structures de ce monde abject et sans rêves, enfin, alors, nous croyions à la puissance de l’ascèse et du sacrifice, fondées dans la violence. Je croyais que de l’extérieur venait la loi asservissante. Je croyais que de mon intérieur viendrait la vie naissante. Mais cette nuit-là, les balles de gomme, on les attrape quand elles rebondissent doucement sur le bitume chaud, quand elles ont perdu leur force.

Les brigades anti-émeutes qui tirent, mais de si loin. Ce n’est pas qu’il est désagréable de les affronter, elles, là-bas, à cinquante mètres, bien en face, par groupes de dix environ, qui font la tortue derrière leurs boucliers, qui contrefont les schleus par-dessous leurs casques, qui font les gueux avec leurs matraques, ainsi que des gourdins. Et leurs fusils à gomme. C’est juste un plus pur sentiment envahissant que jamais ; de joie, de frénésie. C’est mieux que l’hystérie. Ou bien sentiment de mort - mais de la nôtre, oh non, pas de la leur, on s’en fout si bien de leur vie, on la tient pour si peu que c’en est presque rien. Non, on court là, les mains nues, vers eux, jusqu’à arracher même la pierre des murs pour s’en faire des jets et des drus, pour inventer encore une fois nos armes, bouteilles de bière ou barres d’échafaudage en bélier dans la banque. Non, on est si bien, seul à courir à eux, et à se retourner, et à reculer, et à fuir et à dresser des barricades si fictives, si fragiles. Oh, nous, ce si grand soir ! Oh Barcelone, pleine Barcelone.

On est si bien et sans souvenirs. Et ça n’est pas pour qu’on leur ressemble, à eux, les révolutionnaires, c’est pour : comment-vivre, comment dire, c’est pour : comment-savoir-vivre, c’est pour : savoir-comment-vivre, c’est par forme de vie, c’est pas eux, c’est moi et moi et ça fait nous, comme ça.

Et toi, Hector, t’es moi, et toi Oscar, et il y a rien d’autre dans la vie. Enfin. Pas la haine, ni plus de miroir-glace, ni plus de père à perdre. On nous construit, nous, mon assemblable, mon frère. Et monter à l’assaut, c’est descendre dans moi. Et nous, voilà qu’on nous existe, voilà ta tête pleine d’étincelles sous la matraque et tu crépites et on se redevient. Et toi ma femme, qui aussi est si là, tu es si cent, tu es tant mille, toi qui fus Armide ou Clorinde, je ne sais pas, mais tu vas avec moi et devant moi. Oh nous, cette si haute joie, oh nous Barcelone, vaine Barcelone.

Voilà qu’on fuit et loin, loin de moi, les voitures de police, elle se rapprochent, elles sont là, derrière toi, qu’on n’avait pas su voir venir. Nous sommes sans visage, ils ne trouveront rien. Nous ne pouvons pas mourir, pas avant eux du moins... eux, ceux qu’on détruit. Si pure la voiture blanche que nous avons retournée et tu poussais près de moi et si loin les sirènes et ce monde ne passera pas que je n’ai crié encore une fois Viva l’anarchia.

Oh moi dans toi oh nous cette si longue fois oh Barcelone reine Barcelone.

On ne nous verra pas.