« You can check out at any time you want, but you may never leave. » The Eagles, Hotel California

Dans la triste banalité des lieux sans âme, se décèle le pourquoi du blues de l’homme moderne : vivre comme si. Vivre comme s’il vivait . Comme si vivre c’était rouler sans feu ni lieu, sans foi ni loi – souverainement libre derrière son pare-brise.

Comme dans un rock mélancolique, il est des lieux qui provoquent à la fois une satisfaction vide et une tristesse sans objet – une tristesse s’attristant peut-être de n’avoir pas d’objet. Mélancolie des fast-food, blues des centres commerciaux.

Bruce Bégout, après Las Vegas alias Zéropolis, poursuit son investigation du réel construit qui nous entoure d’anodine manière, avec une magistrale et expérimentale – magistrale justement parce qu’expérimentale – étude sur le motel, un de ces non-lieux que Marc Augé décela naguère. A partir du motif apparemment simple du motel et des formes de vie qu’il produit, se déroule l’ensemble de la société de consommation de masse – c’est-à-dire d’une communauté impossible où la consommation se veut le fondement de la socialité.

Il y a de l’anthropologue chez le philosophe Bégout – mais l’anthropologie n’est-elle pas justement un réinvestissement philosophique de l’expérience, à l’heure industrielle où cette dernière se banalise dans la vie préfabriquée et l’existence standardisée. Car le philosophe comme l’anthropologue partent d’une démarche similaire : étonnement et dépaysement – où il ne s’agit pas tant de s’étonner et de se dépayser que d’étonner et de dépayser la banalité quotidienne, de l’interroger au-delà de sa surface limpide d’évidence - car toute évidence, à l’heure industrielle, est construite, et construite en série.

Citant avec bonheur les Latins et les contemporains, rendant la philosophie familière en philosophant sur le familier, Bruce Bégout s’attelle à une tâche nécessaire : décrypter, décoder, décortiquer le sens des objets qui nous entourent ; établir une science de ces dispositifs qui disposent de nous dans la mesure où justement nous croyons disposer d’eux, et qui prennent l’inoffensif et lisse visage du pratique, du commode, de l’économique – du quotidien. Ce quotidien marchand et urbain, cette architecture désocialisante qui est la réalité concrète de nos vies cheap. A lire donc, Lieu commun, archéologie du banal, exégèse critique de l’ordinaire : un essai, au sens de Montaigne, d’une grande intelligence.

Bruce Bégout, Lieu commun, Allia, 182 p., 6,10 €