"Une des oeuvres auxquelles notre époque est appelée sera de réconcilier la vision d'un Joseph de Maistre et celle d'un Lamennais dans l'unité supérieure de la grande sagesse dont Thomas d'Aquin est le héraut." Jacques Maritain, Du Régime temporel et de la liberté

Dans l'héritage de Saint Thomas d'Aquin, Jacques Maritain est une figure phare, mais vite catalogué Démocratie Chrétienne. Cependant, l'exigence de répondre dans la droite ligne du Docteur commun aux angoisses et aux urgences du monde moderne en fait un auteur fécond, à lire attentivement.

Ce monde a congédié Dieu et l'Evangile, traité les pauvres comme une chose qui rapporte, érigé l'égoïsme en système social... Face au triomphe du pire, de tous ces "ismes" dévastateurs qui font l'ornement du monde moderne, la simple action politique semble insuffisante, parce que c'est d'un remède surnaturel que nous avons besoin. Mais les chrétiens d'aujourd'hui, occupés surtout à s'agenouiller devant le monde et à se mettre à la remorque de la mode, manifestent une remarquable carence intellectuelle. Tout au piétisme, ils ont oublié que fides et ratio vont toujours de pair. La rationalité de la foi peut se nourrir de l'oeuvre d'un Jacques Maritain – en y voyant davantage celle d'un catholique intégral que d'un démocrate chrétien.

La démocratie avortée

L'entrée de la démocratie dans l'histoire non seulement comme mode de gouvernement, mais comme forme générale de la vie politique et de l'état social qui en résulte, est la conséquence d'une inflexion chrétienne de tout l'ordre de la civilisation – et non d'origines grecques mythiques (la soi-disant démocratie grecque était une aristocratie ou une oligarchie fondée sur l'esclavage). Dans son principe essentiel cet idéal et cette forme de vie commune qu'on appelle démocratie vient de l'inspiration évangélique et ne peut subsister sans elle. En conséquence, la durée de vie de la démocratie –dans le plein respect de l'autonomie du temporel – dépend de l'inspiration chrétienne. Comme la démocratie s'est construite en rejetant justement la chrétienté, dont elle est issue, elle est pour ainsi dire mort-née, avortée. Dans l'ordre social, la cité moderne sacrifie la personne à l'individu ; elle donne à l'individu le suffrage universel, l'égalité des droits, la liberté d'opinion, et elle livre la personne, isolée, nue, sans aucune armature sociale qui la soutienne et la protège, à toutes les puissances dévoratrices qui menacent la vie de l'âme, aux actions et réactions impitoyables des intérêts et des appétits en conflit, aux exigences infinies de la matière à fabriquer et à utiliser. Le mythe de la volonté générale, bientôt remplacé par la mise en spectacle de l'opinion publique, en réduisant à néant toute idée de bien commun comme cause formelle et finale de la société politique, réconcilie l'individualisme absolu et le pur étatisme dans un panthéisme politique. Le suffrage universel n'a de sens que pour permettre à la divine volonté du tout, délié de toute référence à une justice objective, de se manifester en exprimant la loi comme pure émanation du nombre. Il n'est plus qu'une espèce de rite évocatoire – de plus en plus balbutiant et délirant, logorrhéique.

"Ici apparaît comme décisif le rôle qui incombe au christianisme dans cette période cruciale de l'histoire du monde. C'est une chose bien remarquable que l'espèce d'anxiété avec laquelle beaucoup de non-chrétiens, et même d'athées déclarés, tournent aujourd'hui leur attention vers lui. Mieux que certains chrétiens qui se croient à la page, ils sentent que le monde a besoin d'un christianisme qui, loin de chercher à se rendre acceptable en perdant son identité, soit avec plus de fermeté que jamais pleinement lui-même. Et ils sentent aussi qu'un nouvel élan constructif n'est possible que si le christianisme se délivre de toute interférence parasitaire des intérêts et ambitions de classes dirigeantes qui ont fait moralement faillite, et si la démocratie se délivre de toute peur aveugle et mesquine des valeurs évangéliques. Disons que l'esprit chrétien doit se purifier des préjugés sociaux dus à un effet de sclérose historique, et devenir le ferment vivifiant des oeuvres temporelles de la liberté ; et que l'esprit démocratique doit se libérer des préjugés matérialistes dus aussi à un effet de sclérose historique, et retrouver dans l'inspiration évangélique ses sources spirituelles authentiques", écrit Jacques Maritain. S'il n'y a pas de loi morale supérieure en vertu de laquelle les hommes sont obligés en conscience envers ce qui est juste et bien, la règle de la majorité est élevée au titre de règle suprême du bien et du mal, et la démocratie tourne au totalitarisme, c'est-à-dire à l'autodestruction.

La démocratie comme forme légitime de gouvernement, où la souveraineté réside dans les élus de la multitude et dont il est possible de discuter du mérite en soi comme de l'opportunité en fonction des conditions historiques, est acceptable, voire souhaitable. Mais la démocratie comme mythe, idéologie et doctrine universelle de la souveraineté, la démocratie comme religion, voilà la perversion originelle de la modernité. Jacques Maritain a tenté de théoriser le passage de la démocratie manquée à la démocratie réelle. Mais le mot lui-même de démocratie enveloppe tant de malentendus qu'on peut souhaiter en trouver un autre pour désigner une communauté d'hommes libres.

La liberté pour quoi faire ?

Aujourd'hui, ce n'est pas la liberté au sens de libération intérieure ou de liberté d'autonomie qui est recherchée, c'est la liberté de choix, le libre arbitre de l'homme en soi, qui est prise comme une fin pour que toutes ces libertés de choix puissent s'exercer et se manifester comme autant de petits dieux, sans autre restriction que de ne pas gêner celle du voisin. Cela rend impossible dans la vie commune aucune réalisation de liberté, aucune oeuvre d'autonomie. Car c'est par des libertés concrètes et positives, incarnées dans des institutions et dans des corps sociaux, que la liberté intérieure de la personne demande à se traduire sur le plan externe et social. Des mécanismes compensateurs entrent en jeu, qui tendent à réduire la liberté de l'individu, idéalement posée en principe absolu, à une fiction juridique, de sorte qu'en fin de compte on obtient une machinerie sociale, l'Etat, la souveraine machine où prend corps la puissance politique, et qui imprime son visage anonyme sur la communauté sociale et sur la multitude obéissante, machine à l'intérieur de laquelle une multitude de fins en soi bourgeoises ont la liberté sans bornes de la propriété, du commerce et des plaisirs de la vie – de la consommation. "Si de l'édit de Milan à la Déclaration des droits, la force humaine au service du Christ a duré quinze siècles avant de faire faillite, un siècle et demi, -même pas ! - a suffi à la liberté humaine affranchie du Christ pour envelopper l'univers d'un déluge de maux", écrivait Jacques Maritain en 1927 dans Primauté du spirituel.

Libéralisme et dévouement à la liberté ne sont pas synonymes. Le libéralisme implique la fausse philosophie de l'absolue autonomie métaphysique de la raison et de la volonté. Il rend ce qu'on appelle les libertés modernes à ce point absolues et illimitées dans leur principe que les obligations de l'homme à l'égard de la vérité et du bien commun disparaissent – avant que l'homme soit enchaîné à la machinerie sociale qui en pratique annihile ces libertés. La liberté chrétienne, liberté d'exultation, liberté de dépassement, liberté d'accomplissement, d'épanouissement, tend à l'affranchissement social de la personne par rapport aux contraintes de la nature matérielle, et coïncide, à son point d'achèvement, avec la plénitude et la perfection de l'amour. Cette liberté est synonyme de plénitude et de surabondance de l'être. Au cours de vingt siècles d'histoire, en prêchant l'Evangile aux nations et en se dressant devant les puissances de chair pour défendre contre elles les franchises de l'esprit, l'Eglise a enseigné aux hommes la liberté. Face au vieux dieu mensonger de l'Empire sans loi réclamant pour lui l'adoration de toutes choses, la cause de la liberté et la cause de l'Eglise sont unes dans la défense de l'homme. Ainsi, la cause de l'Eglise et la cause de la liberté ne peuvent être séparées.

Le politique incarné

La modernité s'est construite essentiellement sur un principe d'immanence négateur de toute transcendance religieuse, politique, ou objective. L'autotranscendance d'une liberté qui se veut purement indéterminée rompt tout lien avec des valeurs suprasubjectives et spécificatrices. L'indépendance de l'homme moderne se veut absolue et sa liberté supposée infinie n'accepte aucune limite que celle – extrinsèque – que lui impose l'existence d'autrui (si bien qu'autrui est toujours déjà vécu comme une atteinte à ma liberté). Il ne reconnaît ni nature ni lois morales non écrites. Aussi la démocratie moderne est toujours plus impuissante à se concevoir comme substantiellement formée par des valeurs fondatrices préalables. Elle entend s'organiser selon une configuration de plus en plus décidément procédurale, en fonction d'une égalité par défaut et selon un régime d'opinion qui, en mettant en rapport dialectique un individualisme absolu et une sorte de totalitarisme social, donne finalement raison à l'arbitraire du fort contre le faible. Prisonnier de son immanence, l'homme moderne évolue vers une abolition de toute médiation arbitrale du politique comme de toute extériorité du pouvoir. Le chef de l'Etat est sommé de devenir un citoyen comme les autres. L'idée d'une incarnation personnelle, symbolique et permanente de la nation est dévaluée au profit de la seule représentativité renouvelable au gré de l'opinion.

Le droit chrétien veut que la souveraineté dérive de Dieu comme de sa première origine, et qu'elle passe par le peuple pour aller résider en celui ou ceux qui sont chargés de veiller au bien commun : c'est en ce sens que vox populi, vox Dei. Quel que soit le régime politique, l'autorité, c'est-à-dire le droit de diriger et de commander, dérive du peuple, mais a sa source et son fondement immédiat en Dieu. Le peuple investit de l'autorité, ou constitue détenteurs de l'autorité celui ou ceux qui sont désignés. Ce faisant, le peuple ne se dépouille pas de son droit à se gouverner lui-même qu'il possède de manière inhérente et permanente. Le peuple a toute latitude pour donner à des vicaires de lui-même de participer à son droit connaturel à s'autogouverner. Les vicaires du peuple ne sont pas les simples instruments de la volonté générale, mais les images mêmes du peuple, images vivantes : on dépasse là la simple délégation ou députation, puisque à aucun moment le peuple, en se donnant un ou des représentants, ne perd son droit à l'autogouvernement, n'aliène sa liberté, son autonomie. Il n'y a pas transfert ni dépossession de pouvoir, mais personnification. Les vicaires du peuple représentent le peuple au titre de personnes publiques : personae multitudinis, et ne représentent le peuple qu'au sens où ils incarnent, en y participant, son autorité immanente et permanente. Le vicaire du peuple incarne le corps politique : l'incarnation de la multitude plutôt que la représentativité démocratique, où le pouvoir est un lieu vide, occupé toujours plus abstraitement par des individus particuliers toujours plus interchangeables. La représentativité démocratique représente seulement la société, elle n'est pas la société, car elle ne participe pas de la société ; l'incarnation du corps social incorpore la société, est la société, car elle participe de la société.

Morale d'abord !

Il faut insister sur l'essence morale du politique. C'est l'objet même du politique – à savoir le bien commun comme bonum honestum dont la dignité propre forme la droite vie humaine de la multitude composant la cité – qui est d'ordre éthique et qualifie pour autant intrinsèquement, par sa valeur morale, tout l'agir social. Nous ne nions pas tout ce qui, dans cet agir citoyen, relève de l'art. Mais on peut comprendre qu'une part immense d'art et de technique est drainée par la politique et incorporée à la politique sans confondre celle-ci avec une pure technique et la dénaturer par-là même. Pour être un bon politique, il ne convient pas d'être seulement un fin utilisateur des techniques qui servent la res publica. Il y faut aussi et surtout la connaissance des valeurs humaines et morales engagées dans ce bien commun, la connaissance du champ de réalisation sociale et politique, et du visage politique de la justice, de l'amitié fraternelle, du respect de la personne humaine et des autres exigences de la vie morale. Il ne suffit pas d'être juste pour être un bon politique, mas la justice est une condition nécessaire de toute bonne politique comme telle : pour bien gouverner, pour bien agir en politique, il faut être bonus vir, vertueux. La politique vise le bien commun du corps social : voilà sa mesure. Ce bien commun est un bien essentiellement moral, et c'est pourquoi il est incompatible avec n'importe quel moyen intrinsèquement mauvais. Mais cette subordination de la politique à la morale, à la véritable morale, - précisément parce qu'elle est morale elle-même, - est une subordination humaine, pratique et praticable, et non pas inhumaine ou anti-humaine, géométrique et impraticable. Le politique n'a pas affaire à des entités abstraites, le bien et le mal à qui il a affaire sont incarnés dans des énergies historiques d'une intensité, d'une durée, d'une amplitude concrète déterminées.

Ainsi, le principe du moindre mal tolère des maux dont l'interdiction entraînerait des maux plus grands. Mais ce principe n'est pas un conformisme, une adhésion au cours des choses, au monde tel qu'il va – bien au contraire. Il s'applique à déceler une hiérarchie, une intensité et une priorité des maux et des actions à mener contre eux – et nous force à accepter des maux et à accomplir des sacrifices immédiats, malgré tous les maux qu'ils entraînent – par exemple, la décroissance économique – en vue d'éviter des maux plus grands – la destruction de la terre et de l'humanité… Le principe du moindre mal n'est pas d'acquiescer aux maux présents ou à venir pour éviter des maux immédiats ; le principe du moindre mal est : de deux ou plusieurs maux, éviter le ou les pires. Ce qui veut dire pouvoir consentir, devoir consentir à des maux, des sacrifices ou des souffrances immédiats pour éviter de pires maux à venir. La politique du moindre mal requiert le discernement, la décision et l'ascèse ; elle est méthodique et rigoureuse, et n'a rien à voir ni à faire avec le laisser aller, avec un laisser faire, laisser passer – bien au contraire. La politique du moindre mal oblige à lutter contre toute politique du pire, la pire des politiques, quand bien même cette dernière se réclame – et c'est si souvent le cas – justement, du moindre mal, du soi-disant moindre mal – qui est bien souvent le paravent du pire. La politique du moindre mal est une politique de décision et de sacrifice, et non d'indifférence et de confort. L'agir politique comme agir moral vient de la surabondance de la charité théologale dans l'ordre social.

L'action populaire chrétienne doit donc avoir le zèle de donner aux classes laborieuses, plus que jamais opprimées dans le monde moderne, des conditions de vie humaines, requises non seulement en charité, mais d'abord en justice. Soit. Mais cela ne veut pas dire : une télévision pour chaque famille. Bien au contraire : la télévision est contraire à la dignité humaine. Cela veut dire : une critique radicale de notre système économique, et non l'aide à l'intégration des classes laborieuses dans la société de consommation… Cela veut aussi dire : rompre avec l'Etat comme pourvoyeur amoral de bien-être matériel. "Au lieu d'être tenu pour un simple aliment servant à l'équipement et au ravitaillement matériels d'un organisme vivant qui est l'entreprise de production, c'est l'argent qui est tenu pour l'organisme vivant, et l'entreprise avec ses activités humaines pour l'aliment et l'instrument de celui-ci ; en telle sorte que les bénéfices ne sont plus le fruit normal de l'entreprise alimentée par l'argent, mais le fruit normal de l'argent alimenté par l'entreprise. Renversement des valeurs dont la première conséquence est de faire passer les droits du dividende avant ceux du salaire, et de placer toute l'économie sous la régulation suprême des lois et de la fluidité du signe argent, primant la chose biens utiles à l'homme", écrit Jacques Maritain, voulant, dans l'ordre de la propriété des biens terrestres, non point l'abolition de la propriété privée, mais la généralisation, la popularisation des protections dont elle munit la personne. Une forme sociétaire qui ne soit pas une société de capitaux mais une société de personnes, en sorte que le régime de la copropriété se substitue partout à celui du salariat. La communauté de travail qu'il a en vue ici est tout autre chose que la corporation étatiste ; elle se fonde sur la notion d'une personnalité morale autonome, et sur celle du développement endogène ; elle ne supprime pas les libertés syndicales, elle émane d'elles – même s'il fallait pour protéger les libertés syndicales faire exploser la machinerie syndicale actuelle ; et elle suppose la liquidation préalable du capitalisme moderne et du régime du primat du profit de l'argent.

La chrétienté, tout simplement…

Le bien commun temporel, d'essence premièrement morale et pas seulement matérielle, possède sa consistance propre et sa bonté propre, mais n'est pas le bien absolu et c'est pourquoi, de par sa subordination à la surnaturalité du bien éternel et ultime des personnes, il n'est rien s'il ne favorise en celles-ci, avec la justice et l'amitié, les conditions matérielles, morales et religieuses de leur libération intérieure. La société politique n'a pas pour office de conduire la personne humaine à sa perfection spirituelle et à sa pleine liberté d'autonomie (c'est-à-dire à la sainteté, à un état d'affranchissement proprement divin parce que c'est la vie même de Dieu qui vit alors en l'homme). Cependant, la société politique est destinée essentiellement, à raison de la fin terrestre qui elle-même la spécifie, au développement de conditions de milieu qui portent de telle sorte la multitude à un degré de vie matérielle, intellectuelle et morale convenable au bien et à la paix, que chaque personne s'y trouve aidée positivement à la conquête progressive de sa pleine vie de personne et de sa liberté spirituelle. Parce que l'hyperfinalité chrétienne ne supprime pas les fins immédiates du domaine temporel, c'est seulement indirectement et médiatement qu'une société politique peut être dite spécifiquement chrétienne. La chrétienté, sans se confondre avec le christianisme, constitue en réalité sa part immanente et permanente de culture qui transcende toute civilisation et toute réalisation socio-politique temporelle.

L'essentiel est que la laïcité ne se conçoive pas selon un principe d'immanence qui clôture la cité sur un athéisme ou un agnosticisme implicite ou déclaré. Le corps politique doit fonder sa laïcité dans la transcendance des valeurs sans déclin, en assumant sans réticence sa propre mémoire d'une histoire culturelle perméable à la transcendance divine et à la culture de chrétienté. Sans ce refus de la totale coïncidence avec soi qui définit l'esprit totalitaire, un monde sans ailleurs et sans autre, c'est l'autonomie du politique et l'extériorité du pouvoir qui sont inévitablement mises en cause. L'extériorité du pouvoir, en effet, suppose précisément que le corps social ne se consacre pas lui-même comme un absolu scellé en un cercle de pure immanence au point d'exclure toute souveraineté. Une authentique laïcité est en rupture avec l'idolâtrie et la tyrannie d'un ordre immanent, univoque, tautologique, sans ailleurs et sans autre.

La société laïque chrétienne ne saurait se réclamer d'une rationalité politique athée ou agnostique, puisque, de soi, la raison n'est ni athée ni agnostique. Une société vitalement fécondée par le christianisme et où celui-ci aurait une influence dominante et formatrice serait consciente de la foi qui l'inspire, et elle exprimerait publiquement cette foi, et les incroyants, dont les droits et les libertés de citoyens seraient pleinement respectés, auraient seulement à comprendre que le corps politique en tant qu'il forme un tout est juste aussi libre d'exprimer publiquement sa foi qu'eux-mêmes, en tant qu'individus, sont libres d'exprimer pour leur compte leurs convictions religieuses. Rappelons qu'avec le concile de Vatican II, le catholicisme est la seule religion ayant consacré la liberté religieuse. L'Etat n'a pas autorité pour imposer ou pour interdire au domaine interne de la conscience une croyance religieuse quelle qu'elle soit, mais il n'est cependant pas purement indifférent aux choses religieuses et peut faire appel, en différentes circonstances, aux confessions religieuses historiquement enracinées dans la vie du peuple en tant qu'elles sont paries intégrante de son héritage moral commun.

L'humanisme de l'homme coupé de l'Incarnation, de l'incarnation même, aboutit à l'athéisme radical qui, en livrant l'homme à lui-même et à son rêve prométhéen d'un homme nouveau attaché à la seule immanence, ne peut tourner qu'à l'inhumanité. A cet humanisme autolâtre le christianisme oppose un humanisme de l'Incarnation, qui met la vie contemplative au-dessus de la vie active, jusqu'à faire déborder l'activité même de la surabondance de la contemplation. Le monde fait par les révolutionnaires bourgeois, l'ordre social et politique actuel, la modernité, a voulu édifier un ouvrage de justice et de droit, de respect de la dignité humaine et d'amitié civique, en refusant tout ce qui serait en lui une trace de la transcendance du suprême fondement du droit et de la personnalité ; bref, elle veut être excellemment humaine en étant pratiquement athée. Il serait indigne de l'homme de renoncer à aspirer à un régime excellemment humain ; c'est à le faire athée qu'il faut renoncer. Un christianisme intégral, vivant de foi pure et de lucide intelligence plantée dans la foi, nous guidera sur le plan temporel vers un humanisme intégral, un humanisme plénier, disposé aux appels de la transcendance.

Ce qui intéresse les chrétiens n'est pas de baptiser la révolution mais de faire eux-mêmes les révolutions dont le monde a besoin. Mais un ordre politique chrétien du monde ne se construit pas artificiellement par des moyens politiques, c'est un fruit de l'esprit de foi. La révolution sociale sera le fruit de la conversion morale. La révolution politique sera le fruit de la conversion spirituelle. Le fruit de la nouvelle évangélisation sera, si Dieu veut, une nouvelle chrétienté. Il est au moins laissé à la culture de vie propre à la chrétienté cet espace de résistance intérieure qui a toujours été pour le chrétien, lorsqu'il n'est pas tenté par l'agenouillement devant le monde, le lieu du combat, du combat spirituel qui est le premier – et le dernier – de tous les combats, conduit avec les armes mystiques, théologiques et métaphysiques de la sagesse intégrale.