Le seul régime légitime

Depuis l’Ancien Israël, le seul régime légitime est une théocratie. La royauté divine contrebalance celle de l’Etat. Israël a cette particularité d’avoir conçu la royauté humaine comme distinguée de la royauté divine, voire opposée à celle-ci. « Il n’y avait pas de roi en Israël, et chacun faisait ce qui est droit à ses yeux. »35 Le Décalogue est ainsi le code des hommes libres. Il a pour mérite d’avoir formulé et regroupé les conditions fondamentales d’une société humaine. La loi est avant tout et littéralement un enseignement – « torah ». La loi libère et enseigne en même temps. Elle affranchit. Le but des commandements n’est pas d’imposer l’obéissance, mais de faire entrer dans les moeurs divines. Le fond de la loi n’est autre que la vie avec la divinité. Sa règle fondamentale est l’idée d’alliance – « berith » -, orchestrée dans le Deutéronome. La Bible, outre les dispositions législatives, les récits historiques et les hymnes, est également riche de toute une littérature de sagesse – comme la collection des sentences des sages effectuée par le pieux roi Ezéchias. Les livres sapientiaux ne commandent pas mais conseillent. Ils ne sont pas sur le même plan que la loi, mais communiquent avec elle. Les sages recommandent l’obéissance à la loi, et la loi se présente elle-même comme la culmination de la sagesse. Dieu donne à Noé à la sortie de l’arche, c’est-à-dire à l’humanité rescapée, sept commandements qui valent pour l’ensemble de l’humanité et qui définissent en quelque sorte les exigences minimales de l’humain : établir des tribunaux, éviter l’idolâtrie, le blasphème, le rapt, le meurtre, l’inceste et la consommation d’un membre d’un animal vivant. Cette loi donnée à Noé consiste en des règles morales élémentaires et universelles qui définissent une anthropologie minimale. On le voit ici : la loi est essentiellement l’objet d’un don.

Le christianisme sort du judaïsme au double sens qu’il provient du judaïsme et le quitte – expulsion et sécession. Le christianisme est une certaine interprétation de la religion d’Israël à partir d’un événement qu’il considère comme central, et qui, selon la tradition évangélique, oblige à relire toute l’expérience du peuple juif sous un jour nouveau et avec une nouvelle clé herméneutique. Le judaïsme dispose d’un terme technique qui désigne le style exégétique dans lequel un passage de l’Ecriture est compris et réactualisé à partir d’un événement : « pesher ». Le Nouveau Testament est un « pesher » de l’Ancien : le Nouveau Testament tout entier suppose une relecture de l’Ancien Testament à partir des évènements de Galilée et de Jérusalem. Le christianisme ne présente pas de texte nouveau, il ne présente qu’un fait nouveau : il produit du sens en polarisant sur lui les textes précédents – si bien que le texte du Nouveau Testament est l’anamorphose que le fait nouveau a produite sur le texte de l’Ancien – « nova et vetera », « du neuf et de l’ancien ». Le Christ n’apporte rien de nouveau mais « rend toutes choses nouvelles », selon ses paroles. De fait, les Ecritures dont parle le Nouveau Testament ne sont pas le Nouveau Testament lui-même : quand saint Paul, dans un passage qui prendra valeur normative, parle des Ecritures comme « inspirées par Dieu et utiles à l’instruction », il ne pense qu’aux écrits de l’Ancien Testament. Le christianisme se place dans la même histoire que l’Ancien Testament et la prolonge. C’est l’Histoire sainte continuée. Saint Paul affirme dans une formule lapidaire que « le Christ est la fin (« telos ») de la loi ». Saint Paul ne parle pas d’une abrogation de la loi qui serait remplacée par une autre plus parfaite. Ce concept est islamique et non chrétien. L’abrogation remplace par quelque chose de plus parfait, mais du même genre ; l’accomplissement opère un passage à un autre genre. Il s’agit plutôt d’un enseignement (« torah », là aussi) renouvelé de règles déjà données au Sinaï. Jésus affirme qu’il ne vient pas abolir la loi, mais l’accomplir (« plèrôsai »). Jésus renchérit même sur les rabbins quant à l’intangibilité de la loi, à laquelle il ajoute celle des prophètes. Les commandements sont rappelés et même aggravés. Le Sermon sur la montagne fait allusion au don de la loi sur le Sinaï. Certains commandements y sont radicalisés, avec une formule récurrente : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens…, et moi je vous dis… » Il s’agit de compléter les comportements extérieurs par les attitudes intérieures qui en sont la vraie source. Les commandements passent ainsi de la sphère sociopolitique à celle de la morale en un mouvement qui prolonge celui du Décalogue, lequel s’achevait par l’interdiction de l’envie. Accomplir la loi, c’est l’interpréter selon l’intention originelle de Dieu. Le Christ ne donne qu’un « commandement nouveau » : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » « Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime », est-il précisé. Au jeune homme riche, les commandements sont rappelés comme ce qu’il lui faut appliquer : « Si tu veux entrer dans la vie… » ; comme le jeune homme fait mine de ne pas s’en contenter, Jésus ajoute des exigences plus radicales : « Si tu veux être parfait… » (« teleios »). Il s’agit de laisser à ceux qui ne se satisferaient pas du minimum indispensable la liberté de chercher davantage.

Dans le christianisme, l’idée d’inspiration ne court-circuite pas l’initiative humaine, mais l’éclaire au contraire de l’intérieur. Prenons l’exemple caractéristique du voile féminin, qui apparaît dans le Coran comme dans le Nouveau Testament, comme on l’a souvent fait remarquer. Dans le premier, c’est Allah qui parle et qui commande aux femmes croyantes de « laisser tomber sur elles leurs voiles » ou de « rabattre leur voile sur leur poitrine ». Dans le Nouveau Testament, saint Paul a un développement assez long et passablement obscur dans lequel il demande lui aussi aux femmes d’être voilées dans la prière. Le contenu de la recommandation est donc assez proche. Cependant, le texte de l’épître n’est pas un commandement de Dieu, mais bien un conseil de Paul. On peut interpréter l’intention de l’auteur, prescrivant que les femmes soient habillées décemment, et adapter son conseil selon les critères en vigueur en un lieu et un temps donnés. Saint Paul lui-même distingue ailleurs : « Au sujet des vierges, je n’ai pas d’instruction de la part du Seigneur, mais je vous donne un avis… » Saint Paul par ailleurs introduit l’idée de conscience morale, cet « esprit sacré qui réside en nous, observant et gardant nos bienfaits et nos méfaits »36, cet ange que Dieu envoie à chaque homme et qui lui parle en un langage silencieux. Saint Paul utilise une formule qui vient des prophètes, celle de « la loi écrite sur le coeur » ; mais il a l’audace de l’appliquer non pas aux seuls juifs mais aussi aux païens : « Chaque fois que des païens, qui n’ont pas la loi, accomplissent par nature les actions de la loi, ces gens qui n’ont pas la loi sont loi pour eux-mêmes, eux qui manifestent que l’effet de la loi est écrit dans leurs coeurs, leur conscience témoignant elle aussi, et leurs jugements de condamnation ou d’excuse qu’ils se rendent entre eux. » Le chrétien est libéré de la lettre de la loi pour mieux accomplir l’esprit de la loi : « tout est permis, mais tout n’est pas utile ; tout est permis, mais tout ne construit pas. » « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. » La « loi de la foi » est moins un ensemble de commandements et d’interdictions qu’un autre régime du salut. La loi est accomplie par l’amour. Jésus résume la loi en « tu aimeras ton prochain comme toi-même », tout le reste n’en étant qu’un commentaire. En une phrase célèbre, saint Augustin a résumé l’opération : « Aime et fais ce que tu veux » (« dilige et quod vis fac »). Le « aime » rend seul possible le « fais ce que tu veux ». L’exigence de l’amour n’est pas le rêve d’un bond exalté hors du domaine moral ; elle implique au contraire tout un programme de travail pour le sujet humain, remis à sa propre responsabilité.

Une nouvelle socialité

Le christianisme, à la suite de Jésus, n’est pas directement politique, mais a bien une incidence politique dans la mesure où il a créé un type original de socialité, l’Eglise. Avec elle, c’est pour la première fois une socialité purement religieuse qui est née : une communauté est apparue, dans lequel le principe d’unification est non politique. La communauté chrétienne se fonde sur la foi. Le christianisme relativise les liens naturels, comme celui de la famille : le devoir d’assistance envers les parents du Décalogue est réaffirmé, mais la parenté charnelle le cède à une parenté d’un type nouveau. Saint Paul dit du chrétien qu’il n’est ni juif ni grec, ni libre ni esclave, ni homme ni femme. Il ne s’agit pas de supprimer ou de nier ces différences , mais de leur refuser une pertinence dernière. Le christianisme n’a ainsi pas réclamé l’abolition soudaine de l’esclavage – révolution formelle- , mais en a rendu l’existence de plus en plus difficile – révolution essentielle -, alors que les esclaves révoltés comme Spartacus avaient eux-mêmes des esclaves !…

Pour saint Paul, l’Etat (« politeuma ») véritable est au ciel ; sans cité permanente ici-bas, les chrétiens sont des étrangers sur la terre. La conduite du chrétien est cependant exprimée dans le vocabulaire de la participation aux affaires d’une cité : « Vous n’êtes plus des étrangers et des voisins, mais des concitoyens des saints et des familiers de Dieu. » La cité véritable est la Jérusalem céleste. Ses lois propres devraient, à la rigueur, rendre inutiles celles de l’Etat : saint Paul se choque que des chrétiens puissent avoir recours les uns contre les autres aux tribunaux païens. Le christianisme n’a ainsi pas de revendication politique proprement dite. Cela tient à ce qu’il n’est pas une communauté de nature politique. Lorsque saint Pierre et saint Paul recommandent de prier pour le chef de l’Etat – même si ce dernier est Néron et persécute les chrétiens - cela rend à nos oreilles un son bien conservateur. Cette reconnaissance de l'Etat pourrait sembler une résignation soumise, ou une installation embourgeoisée dans le temporel. Elle est en réalité tout le contraire, car elle se déduit du statut des chrétiens comme étrangers, que saint Pierre aussi commence par rappeler. C’est là une attitude eschatologique : le chrétien ne peut s’installer dans ce monde dont la figure passe. Saint Augustin esquisse même une théorie de l’indifférence chrétienne aux systèmes politiques et juridiques voués à maintenir la paix de la cité terrestre : l’Eglise rassemble des citoyens qu’elle appelle du sein de toutes les nations ; elle ne se soucie pas de la diversité des moeurs, des lois et des institutions ; elle n’apporte à ces moeurs aucune restriction ni abolition ; bien plutôt, elle les conserve et s’y conforme ; elle demande seulement aux institutions humaines de ne pas empêcher la religion qui enseigne de rendre un culte au seul Dieu suprême et vrai. L’Etat reçoit ce qu’il demande en tant qu’Etat, pour pouvoir fonctionner ; mais il se voit opposer une radicale fin de non-recevoir là où il s’agirait de le prendre comme objet d’un culte : l’idolâtrie est totalement exclue. Ecoutons la profession de foi de saint Maurice, ce soldat romain, chrétien, et martyr37 : « Empereurs, nous sommes tes soldats, mais nous sommes avant tout serviteurs de Dieu. Nous avons toujours combattu pour la justice, pour le respect et la vie des innocents ; ce fut là pour nous la récompense de nos dangers. Nous avons combattu dans la fidélité. Mais cette fidélité, comment la conserver pour toi, si nous la refusons à notre Dieu ? Nous avons d’abord prêté serment à Dieu, puis nous avons prêté serment à l’empereur. Sache bien que notre second serment est illusoire, si nous vidons le premier. Tu nous ordonnes de mettre au supplice des chrétiens. Tu n’as pas besoin d’en chercher plus loin : nous voici ! Nous professons notre foi : Nous croyons en Dieu, Père et Créateur de toutes choses ; nous croyons en son Fils Jésus-Christ, notre Dieu… »

L’Empire chrétien même était L’Empire chrétien même était une simple juxtaposition de deux ordres conceptuels distincts qui ne fournissait aucun argumentaire intrinsèquement religieux pour le régime impérial. Ni les juifs ni les chrétiens ne pouvaient machiner une légitimation intrinsèquement religieuse d’une autorité en vigueur. Cicéron, qui a influencé avec Sénèque la chrétienté latine, insiste sur la sociabilité naturelle de l’homme et la nature rationnelle de la cité : raison (« ratio ») et discours (« oratio ») sont le lien de la société. Les Pères de l’Eglise latine ont transmis ces thèmes. Saint Ambroise écrit un De officiis dans lequel il donne une version chrétienne de l’oeuvre de Cicéron portant le même titre. Leur influence explique en partie l’importance au mal nommé « Moyen Âge » de l’idée de nature, qu’Ovide voyait déjà comme un intermédiaire entre Dieu et l’homme. On retrouve la synthèse de ces idées dans la scolastique – ce sommet de la pensée humaine.

Le christianisme n’est devenu une chrétienté qu’à partir du tournant constantinien. Le protestantisme ayant besoin, pour se légitimer historiquement, d’expliquer à partir de quand a commencé la décadence de l’Eglise, une légende tenace considère dans ce tournant comme une rupture avec l’Eglise héroïque des premiers siècles. Mais au contraire, les conflits entre princes et clercs ont été constants, et ce dès Constantin qui cherchait à se mêler de théologie et s’était intitulé lui-même « évêque de ceux du dehors », c’est-à-dire des païens. Il avait réuni le concile de Nicée qui, en 325, avait défini l’orthodoxie en matière de christologie. Mais les évêques allèrent à l’encontre de la solution que favorisait l’empereur. Celui-ci exila ensuite saint Athanase, champion de l’orthodoxie, et reçut sur son lit de mort le baptême d’un évêque arien. On est loin de la légende constantinienne – qu’elle soit perçue comme un bien ou comme un mal ! L’Eglise primitive n’avait guère eu besoin d’affirmer sa différence par rapport à une cité qui la persécutait périodiquement. Le « rendez à César.. » évangélique lui donnait la ligne à suivre pour la suite. Le mouvement monastique né justement au quatrième siècle déploie d’ailleurs une protestation contre le « monde » dans son ensemble et contre les compromissions avec celui-ci.

Le christianisme antique et médiéval, bien qu’il ait défini un espace, la chrétienté, reste cependant partagé entre temporel et spirituel. Le rapport entre les évêques et les empereurs, même une fois ceux-ci devenus chrétiens, fut dès le début conflictuel. C’est le pape Gélase, mort en 496, qui formula de façon très explicite la séparation de l’Eglise et de l’Empire. L’empereur de Constantinople, seconde Rome, était l’héritier direct des empereurs romains païens, puis chrétiens. Ce qui en faisait un personnage purement laïque ; malgré son ordination comme diacre, nullement comme prêtre, il n’était que le premier des laïcs. L’idée selon laquelle Dieu seul donne le pouvoir contribuait certes à conférer à l’empereur une légitimité incontestable. Mais elle aboutissait aussi, paradoxalement, à fragiliser le pouvoir royal. En effet, si Dieu donne le pouvoir, il n’en garantit la durée que si ce pouvoir est exercé selon ses vues. En théorie comme dans les faits, le spirituel et le temporel sont bien distincts, bien que censés former un accord harmonieux (« symphonia ») qui se traduit dans les faits par de nombreux conflits, comme lorsque l’Eglise refuse de considérer les soldats chrétiens, même morts en combattant les conquérants musulmans, comme des martyrs. En Occident, à la fin de l’Antiquité, les invasions barbares avaient mis à mal le système impérial. Le réseau ecclésial, centré autour des évêques, avait mieux résisté, et lorsque la société civile se reconstitua, ce fut autour de lui qu’elle se cristallisa. L’Eglise dut alors assumer par intérim la charge du bien commun, avec des tâches temporelles d’éducation, de santé publique et d’assistance.

Les papes quant à eux résistaient aux pressions impériales, et cela ira jusqu’au martyre du pape Martin (655) qui avait refusé de cautionner un compromis proposé par l’empereur en matière de christologie. Le mode même d’élection des papes se modifiait, accentuant leur indépendance par rapport aux grandes familles de la noblesse et par rapport à l’empereur, en appuyant cette résistance sur le réseau paneuropéen des ordres monastiques. Le conflit entre papes et empereurs se révéla constant. Il culmina avec la réforme grégorienne et la querelle des investitures épiscopales, dont l’enjeu était la constitution de la hiérarchie ecclésiastique comme un corps indépendant de la société politique. Le choix de l’épiscopat comme carrière pour les cadets de la noblesse fut assimilée au péché consistant à acheter et vendre des choses sacrées, nommé, d’après Simon le magicien, la « simonie ». Sous la pression monastique contre le mariage des prêtres, fustigé sous le nom de « nicolaïtisme », la règle du célibat fut élargie à l’ensemble du clergé. En défendant la « libertas Ecclesiae », l’Eglise força l’Etat à se constituer en institution laïque38 et lui assigna sa tâche, le bon fonctionnement de la cité temporelle, résumé dans le mot de justice. C’est l’action de l’Eglise, particulièrement accentuée par les papes depuis le onzième siècle, qui a tendu à laïciser le pouvoir politique, en lui retirant toute initiative en matière spirituelle. Le pape ne mobilisait la transcendance que pour y accrocher un pouvoir spirituel. Les rois, en revanche, cherchaient à ce que le divin pesât de tout son poids sur un système de contrainte tout à fait direct. Deux mouvements s’opposaient : la désacralisation de la royauté et la revendication de sacralité par les souverains. L’idée d’un droit divin des rois n’a, contrairement à une légende tenace, pas grand-chose de médiéval. Au Moyen Âge, le roi se considérait comme soumis aux lois, et nullement au-dessus d’elles. La formule était déjà chez Cicéron et Plutarque. Le fait que le roi ne soit plus païen, mais chrétien, voire image du Christ, loin de l’élever au-dessus des lois, l’y soumettait plus radicalement encore – comme le Roi des rois qui, quoique souverain, avait voulu lui aussi naître et vivre sous la loi pour réaliser le salut du monde. Au pouvoir royal, la théologie médiévale opposait le droit de résistance, le consentement - voire la souveraineté39 - populaires… La forme achevée de l’idée de droit divin est typique de la modernité et remonte aux seizième et surtout dixseptième siècles. Ses adversaires ne manquèrent pas d’en souligner le caractère récent. Elle traduisait la montée en puissance de monarchies qui préfiguraient déjà l’Etat moderne, et elle cherchait à en légitimer l’absolutisme. Comme l’idée de droit divin des rois était issue du conflit avec la papauté, il n’y a rien d’étonnant à ce que les théologiens qui se rangeaient du côté du pape l’aient attaquée de la façon la plus consciente. Ils donnèrent de la formule de saint Paul, selon laquelle toute autorité vient de Dieu, une interprétation profonde : elle signifiait que Dieu a créé l’homme comme devant vivre dans une cité, que celle-ci doit être organisée, et donc que le besoin d’une autorité vient de Dieu. Mais sur la façon de choisir celui qui la détient, rien n’est dit. Saint Bonaventure se moqua même de la succession par primogéniture. Si l’empire, l’« imperium », vient de Dieu, l’empereur vient des hommes. La désignation de ce dernier peut se faire par acclamation, mais rien n’empêche de procéder par scrutin majoritaire, comme le faisaient les conciles, comme étaient choisis les supérieurs des ordres religieux et les papes eux-mêmes : « vox populi, vox Dei », disait d’ailleurs le proverbe. L’école de la démocratie moderne n’a pas été Athènes, où tout reposait sur le tirage au sort, mais l’Eglise médiévale.

La fable convenue selon laquelle l’Etat moderne serait né d’une sécularisation néglige la détermination strictement théologique de cette nouvelle figure de l’Etat absolu : l’absolutisation passe nécessairement et prioritairement par une re-sacralisation de l’Etat. Il n’y a pas de revendication de laïcité de la part du pouvoir temporel. Tout au contraire, cette revendication lui est suggérée par l’Eglise comme portant sur le domaine propre de l’Etat, celui dans lequel peut s’accomplir sa tâche de maintenir la paix. Mais la fonction impériale ou royale, loin de s’installer spontanément sur le terrain profane, fut au contraire constamment tentée de s’arroger un accès direct et indépendant à la sacralité. La sécularisation est donc le fruit de la volonté étatique de remplir la totalité du champ de la sacralité en évacuant celle concurrente de l’Eglise. Le conflit entre l’Etat qui descend le sacré du ciel pour s’en revêtir et l’Eglise qui fait monter le terre vers Dieu, conflit de l’idolâtrie et du monothéisme, ne pouvait qu’être récurrent. C’est dans ce sens que l’Eglise limita et rappela la signification du sacre des souverains et l’exclut malgré le souhait de certains monarques de la liste des sacrements. Elle s’opposait à un processus de re-sacralisation du pouvoir temporel qui parvint à son terme avec la modernité. La modernité n’est rien d’autre que la victoire temporaire portée à ses plus extrêmes conséquences – totalitarisme et nihilisme - , mais qui n’a rien d’inéluctable ni de définitif, du pôle étatique, de la temporalité, face au pôle ecclésial, à la spiritualité, et la confiscation de la sacralité de son vrai champ, la divinité, et son dévoiement dans l’idolâtrie : Etat, marché, idéologies… Le mythe du progrès, sous ses diverses formes, a pour fonction de nous faire croire que cette victoire est inéluctable sinon souhaitable. Mais rien ne prouve qu’elle ne soit ni l’un ni l’autre…

Une des formes que prit la « révolution papale » du onzième siècle fut la constitution de l’Eglise en un système juridique autonome. Pour la première fois, le droit fut enseigné comme un corps distinct et systématisé de connaissances : le droit canon. Ce droit a pour domaine propre l’homme en tant qu’il est en chemin vers la vie éternelle. L’ordre qu’il introduit dans la vie humaine est un ordre de marche. Le droit canon concernait toute la vie humaine – avec ses dimensions intrinsèques politiques et sociales. Le droit canon régissait alors des pans entiers que personne ne songerait actuellement à considérer comme religieux. Tel est le cas de l’enseignement et de l’aide aux nécessiteux, qui étaient assurés par l’Eglise. Cela valait surtout pour la vie privée, par l’intermédiaire des règles du mariage, comme l’interdiction de la consanguinité. Sur le point du mariage, la lutte entre l’Eglise et les moeurs fut séculaire. La société avait tendance à voir dans le mariage l’alliance entre deux familles, ce qui privilégiait le consentement des parents. L’Eglise cherchait au contraire à le fonder sur le seul consentement des époux majeurs, que le prêtre était autorisé à recevoir même contre le gré des parents. Mais le droit canon réglait aussi de larges pans de la vie économique suivant le principe de justice, avec notamment la condamnation de l’usure et la définition de justes prix par les canonistes médiévaux. Cependant, le droit canon ne vise pas à réglementer l’ensemble exhaustif de la vie humaine, mais à tracer une frontière autour des activités religieuses – avec leur implication sociales, politiques et économiques. Le droit canon, c’est le droit du Peuple de Dieu. Aujourd’hui, appliquer intégralement le droit canon et la doctrine sociale de l’Eglise dans la vie de l’Eglise comme Peuple de Dieu pourrait être le point de départ d’une révolution ou d’une renaissance dont le laïcat chrétien serait la pointe avancée.

La loi et son au-delà

C’est l’Europe chrétienne qui a été la scène sur laquelle les Temps modernes ont repensé la notion de loi divine. Ils l’ont fait en réaction consciente ou inconsciente contre la conception que les médiévaux s’en faisaient. Il fut donc comprendre cette conception pour comprendre l’attaque que la modernité lance contre elle et , par là, l’essence du projet moderne.

L’homme est un « animal naturellement politique ». L’idée vient bien entendu d’Aristote, mais tout le monde la reprend. C’est un trait inné aux hommes d’être liés les uns aux autres quant aux démarches qu’il leur convient d’accomplir, et qui fait qu’ils ont besoin pour atteindre la perfection de vivre avec les autres hommes dans des rapports de voisinage et d’association. L’homme est de nature telle qu’il a un penchant vers l’association et la sociabilité. Il est donc soumis à des normes morales et des lois sociales.

La tendance à se croire au dessus de la morale et de la loi revient toujours, à la suite de toute prétention à un accès direct et privilégié au divin, tel qu’une certaine expérience mystique le suggère. Dans le christianisme, la tentation dut toujours être conjurée à nouveau : on peut songer à la croisade contre les cathares, ou à la polémique de Jean de Ruysbroeck contre les « béghards » du quatorzième siècle flamand. La « théocratie » chrétienne n’est pas le pouvoir direct d’un Dieu législateur court-circuitant la médiation humaine. La religion de l’incarnation divine rend nécessaire l’intermédiaire d’un droit humain.

La Création ne vise pas la soumission des créatures à Dieu, comme dans l’Islam, mais l’entrée de la créature dans la vie divine par adoption. La vraie liberté est de se libérer de tout ce qui n’est pas Dieu. La pratique des commandements du Décalogue accomplis par celui de l’amour de Dieu et du prochain sont la voie de cette libération – qui, passe donc par la participation à la morale élémentaire comme à la perfection de l’amour. L’obéissance aux commandements est pesante tant qu’on n’en pénètre pas le sens. Il ne faut pas rompre avec les commandements, mais en saisir le sens en les pratiquant et les méditant. L’intelligence doit comprendre son identité avec l’impératif divin. Les commandements doivent être compris à partir de leur sens et de leur but. Le but de la religion est la béatitude par la rencontre avec Dieu. L’orientation vers Dieu doit dominer le coeur de celui qui accomplit les commandements. Le croyant ne se contentera pas de s’y conformer, mais cherchera par une vie spirituelle plus exigeante qui ne se satisfait pas des devoirs mais qui vise la perfection la voie de l’amour – la charité qui ne passera jamais et qui est l’être même de Dieu. Car l’accomplissement de la loi, c’est l’amour.40 Au centre se tient le commandement par lequel Dieu demande l’amour. Ce commandement se situe dans l’instant, à la différence de la loi, qui fait intervenir le temps. Le commandement d’aimer étant le seul qui ne soit rien d’autre qu’un commandement, il est le commandement suprême. Aimer son prochain est le contenu de tous les commandements ; c’est sa présence en eux qui les arrache à la fixité de la loi pour en faire des commandements vivants.

Lactance écrivait au quatrième siècle que comme il n’y avait plus nulle justice sur terre, Dieu avait envoyé pour l’enseigner comme une loi vivante, afin de fonder un nom vrai et un temple vrai, afin de semer sur toute la terre, par la parole et par l’exemple, un culte vrai et pieux ; Dieu a aussi envoyé du ciel un maître de justice afin de donner à ses nouveaux adorateurs une loi nouvelle « en lui ou par lui », et non, comme il l’avait fait auparavant, par l’intermédiaire d’un homme. La loi nouvelle est identifiée à l’acte sauveur par excellence, la mort et la résurrection du Christ, telles qu’elles sont symbolisées par la croix : « La Loi des chrétiens est la sainte croix du Fils du Dieu vivant. » La loi ne désigne plus un ensemble de commandements, mais bien ce que seul a rendu possible le sacrifice du Christ : un régime nouveau du salut. Saint Irénée dit que le Décalogue a été plutôt étendu et accru qu’aboli. Origène dit que la partie de la loi de Moïse que la rédemption n’a pas rendu inutile est celle qui coïncide avec la loi naturelle. Saint Ambroise de Milan précise la distinction entre commandements et conseils « Là où est le commandement, il y a la loi ; là où est le conseil, il y a la grâce. Le commandement sert à rappeler à la nature ; le conseil à appeler à la grâce. » Saint Augustin, le plus philosophe des Pères latins, distingue la loi de Dieu de la loi naturelle de réciprocité qui se résume dans la « règle d’or » : ne pas faire à autrui ce qu’on ne veut pas subir soi-même. La loi de Dieu est donnée dans le cours de l’histoire, à Moïse par exemple, et vient instaurer, augmenter ou affermir la loi naturelle. C’est pour Augustin à partir de la « loi éternelle » qu’on peut apprécier la justice ou l’injustice des lois temporelles. Celles-ci sont indispensables pour rappeler aux hommes pécheurs la loi naturelle dont ils n’ont plus qu’une conscience obscurcie. Qui plus est, la loi naturelle ne peut s’actualiser que sous les espèces des lois humaines. Mais c’est auprès de la loi éternelle que les législateurs des cités temporelles peuvent prendre conseil. La loi éternelle coïncide avec la raison et la volonté divines ordonnant de respecter l’ordre naturel et interdisant de le troubler. Dans la mesure où elle coïncide avec la nature, la loi divine sanctionne ce qui s’oppose à la nature. Etant naturelle, cette loi divine doit être connaissable de tout homme : Dieu l’a inscrite dans le coeur de l’homme. La loi relève de la sagesse divine, sagesse dont participe la Création, et au premier rang de celle-ci l’homme pour lequel cette participation se fait avec conscience. La « loi divine » désigne donc aussi bien l’ordre de l’univers que la législation historiquement adaptée à un état de l’humanité. Selon saint Augustin, la loi écrite, celle de la Bible, est intervenue dans l’histoire, non parce qu’aucune n’était écrite dans les coeurs, mais parce qu’on ne voulait pas l’y lire. Il fallait donc aller chercher l’homme exilé de son propre intérieur là où il se trouvait, c’est-à-dire dans l’extériorité de la lettre. Le respect de la loi extérieure aide à retrouver la loi intérieure et à passer ainsi de l’état de celui qui est sous la loi (« sub lege ») à l’état de celui qui est dans la loi (« in lege »). Le premier est agi selon la loi ; le second agit selon la loi. Le premier est esclave ; le second, libre.

« Le droit divin, écrit au douzième siècle le juriste Etienne de Tournai, est dit aussi naturel, puisque la nature suprême (« summa natura »), c’est-à-dire Dieu, nous a éduqués par la loi et par les prophètes, et nous a donné l’Evangile. » La nature dont il est ici question n’est pas la « Nature » telle que l’entendent les Modernes, une nature aplatie en un seul tout pour s’opposer à l’artifice qui s’élève sur sa base et la repousse en même temps. Il s’agit d’une nature comprise au sens formel, comme la nature de chaque chose. Elle est graduée selon le niveau d’être occupé par ce dont elle est al nature. Tout être a de la sorte un droit (« jus ») qui consiste à faire ce qui est conforme à sa nature. Cela vaut aussi pour les êtres inanimés, jusqu’aux plantes.

« Le droit divin, écrit au douzième siècle le juriste Etienne de Tournai, est dit aussi naturel, puisque la nature suprême (« summa natura »), c’est-à-dire Dieu, nous a éduqués par la loi et par les prophètes, et nous a donné l’Evangile. » La nature dont il est ici question n’est pas la « Nature » telle que l’entendent les Modernes, une nature aplatie en un seul tout pour s’opposer à l’artifice qui s’élève sur sa base et la repousse en même temps. Il s’agit d’une nature comprise au sens formel, comme la nature de chaque chose. Elle est graduée selon le niveau d’être occupé par ce dont elle est al nature. Tout être a de la sorte un droit (« jus ») qui consiste à faire ce qui est conforme à sa nature. Cela vaut aussi pour les êtres inanimés, jusqu’aux plantes.

Une intuition originelle du christianisme est que le fait chrétien n’apporte aucun commandement nouveau. Abélard notera que les préceptes évangéliques constituent une refonte (« reformatio ») de la loi naturelle et Guillaume d’Auxerre souligne que la loi divine et la loi naturelle ne se distinguent que par leur forme et non par leur matière. Pour saint Bernard, Dieu lui-même vit d’une loi qu’il est pour lui-même : la charité. « La loi immaculée du Seigneur est la charité. Elle est la loi éternelle, qui crée et gouverne l’univers. » La loi suprême de la charité est au-dessus de tous les règlements civils, ou mêmes ecclésiastiques.

Dieu est Sagesse, Dieu est Amour. Dans la grande scolastique, les lois assurent une continuité entre le Créateur et la créature. Elles ne sont pas l’expression d’une volonté, mais celle de la nature même de Dieu. C’est ce que dit magnifiquement saint Bonaventure lorsqu’il écrit que les trois loi – de nature, écrite, et de grâce – qui « proviennent de Dieu, demeurent auprès de Dieu qui en vit. En effet, aucune loi n’émane de lui et n’est reproduite dans la créature, sans qu’il en vive d’abord, et il vit des lois même par lesquelles il gouverne le monde. » Si la loi n’est pas extérieure à Dieu, le rapport de l’homme à la loi établit pour lui un contact avec Dieu, et un contact qui n’est pas seulement obéissance, mais participation au divin.

Jean de Salisbury écrivit au douzième siècle que la nature est source de loi dans la mesure où elle fournit à l’homme la raison qui le rend capable de construire un ordre social rationnel. De la sorte, la « lex » (la loi naturelle et la raison) est un don de Dieu. Dieu ne donne pas la loi de façon immédiate, toute faite, comme une dictée ; la loi résulte de façon médiate d’un don divin, dans la mesure où c’est la raison, don de Dieu à l’homme, qui la découvre. On retrouve là la pensée révolutionnaire du Nouveau Testament, lorsque le Christ balaie les traditions qui viennent des hommes et quand saint Paul invite à discerner en toutes choses le bon et le mauvais. La coutume ne saurait plus représenter une autorité dernière : toute coutume est en principe soumise à la nature, et avec elle à la faculté qui nous rend capables de la saisir, à savoir la raison. Le concept chrétien de « mystère » - lequel existe uniquement comme révélé – ne désigne pas une incapacité de comprendre, mais l’infinité interne à cela même qui est donné, en tant qu’il est donné.

Pour saint Thomas d’Aquin, « le plus philosophe des saints, le plus saints des philosophes », « Dieu est une loi pour soi-même » : en conséquence, la loi ne peut se réduire à un commandement qui ne ferait qu’imposer une volonté. La loi est rationnelle et, en soi du moins, intelligible. « La loi divine nous dirige par ses préceptes dans la vie spirituelle, selon laquelle nous entrons en société non seulement avec l’homme, mais avec Dieu. » La providence, « providentia », s’occupe des créatures rationnelles à cause d’elles-mêmes, non à cause d’autre chose dont elles seraient les instruments. Elles constituent des fins en soi, non des moyens. Dieu a souci d’elles pour elles-mêmes (« propter se procuratae »). La nature personnelle de l’homme représente une valeur fondamentale. La créature rationnelle peut saisir la raison de la providence. Elle est donc capable de se charger elle-même de l’exercice de ladite providence, par la vertu de prudence (« prudentia » venant aussi de « providentia » ou « prouidentia »). La créature rationnelle a part à la providence non seulement comme objet, mais aussi comme sujet. La bonté de Dieu va jusqu’à transmettre à ce qu’il crée son propre pouvoir créateur. La confiance que Dieu fait aux créatures découle, dit toujours saint Thomas, « de ce qu’il y a de démesuré (« immensitas ») dans sa bonté, par laquelle il voulut communiquer sa ressemblance aux choses, non seulement quant à ce qu’elles existent, mais aussi quant à ce qu’elles soient la cause d’autres choses. » La loi est un des moyens par lesquels le principe externe qui nous fait bien agir – à savoir Dieu – nous influence, l’autre étant la grâce. Par la loi, Dieu nous « instruit » (latin), ce qu’il ne faut pas traduire en français par le faux ami « instruit », mais par « équipe » : il ne s ‘agit pas d’apprendre à l’homme ce qu’il doit faire, mais de lui mettre en main les instruments qui lui permettent de le faire. La loi est un don de Dieu à la créature rationnelle et libre. Elle est la figure que prend la providence lorsqu’elle s’adresse à un être libre ; la loi est à la créature rationnelle ce que l’instinct est à la créature irrationnelle. Pour le christianisme, le problème n’est pas de savoir si Dieu va pardonner les péchés. Car il le fait toujours. Le problème est de savoir si l’homme veut de ce pardon, s’il accepte de se laisser libérer des chaînes du péché. Or cette acceptation ne peut se manifester que par un acte de liberté, cette liberté que le péché nous a fait justement perdre. Il ne suffit pas d’assurer donc que Dieu est clément et miséricordieux. Il faut un dispositif capable de libérer la liberté elle-même : c’est l’économie du salut. L’économie de la providence, qui vise au bien de toute créature, se déploie aussi bien comme nature que comme histoire. Comme nature, elle vise à la conservation ; comme histoire, elle recherche le salut. La loi éternelle se réfracte dans la nature rationnelle de l’homme sous la forme de la loi naturelle rendue accessible à la conscience. Elle se monnaie dans l’aventure historique de l’homme où elle forme la série des législations humaines par lesquelles telle ou telle société adapte la loi naturelle. Elle se dispose dans le destin historique de l’homme où elle constitue l’économie du salut.

La loi trouve son couronnement dans la foi, celle-ci étant elle-même conçue comme accès à la vérité. « La loi nouvelle est la grâce même de l’Esprit Saint. » La loi nouvelle est loi de foi, loi de liberté. Cette loi donnée par Dieu a pour but que l’homme adhère à Dieu, ce qui constitue la béatitude humaine. « La loi a, selon l’intention de Dieu comme législateur, la tâche de se rendre elle-même superflue », non pas, bien sûr, dans son contenu, mais dans sa forme positive qui la rend extérieure à celui qui s’y plie. L’adhésion à Dieu se fait l’ « amor ». La loi a pour but l’ « amor ». La finalité de la loi est donc le bien de l’homme. La providence tout entière a pour dessein non d’ajouter quelque chose au bien de Dieu, mais de faire en sorte que « la ressemblance de sa bonté soit imprimée dans les choses autant qu’il est possible ». Et saint Thomas sous une autre forme encore : « Dieu n’est offensé par nous que du fait que nous agissons contre notre propre bien. » La seule façon dont nous puissions offenser Dieu est d’abîmer sa créature, et en particulier, puisque nous sommes peut-être sa créature la plus digne et à coup sûr la seule créature sur laquelle nous puissions agir de l’intérieur, de nous abîmer nous-mêmes. Ainsi saint Thomas affirme solennellement à la suite de Maïmonide : « Ôter à la perfection des créatures, c’est ôter à la perfection de la puissance divine. »

La méditation de la loi de saint Thomas d’Aquin ne se limite pas au domaine théologique ; elle déploie des conséquences sur la façon dont les hommes gouvernent leur conduite et leur communauté. Pour Thomas, la loi divine a pour but de mettre en ordre l’homme, et de telle sorte que tout en lui soit soumis à la raison. Il n’est pas question d’ « humilier la raison superbe », mais au contraire de libérer la raison, de lui permettre d’être elle-même. La loi divine conduit l’homme à respecter l’ordre de la raison en toutes les choses dont il peut user, et d’abord avec les autres hommes. Il s’agit de respecter un ordre qui est bien celui de la raison et non un quelconque « ordre établi ». Dans l’articulation de la loi divine sur la cité des hommes il n’y a nulle place pour un « droit divin des rois », doctrine en rien médiévale mais exclusivement moderne. La loi divine n’indique pas la marche à suivre dans l’organisation concrète de la vie sociale. Il n’est pas question de l’appliquer mais d’en être inspiré. Son influence n’est pas celle d’une norme extrinsèque, mais celle d’un principe intérieur – qui désigne le but à atteindre et libère la raison.

L’hérésie moderne

La modernité ne fait que tirer les conséquences de décisions qui avaient été prises avant elle. Elle ne fait que pousser à l’extrême certains concepts clefs qui se sont formés dans le monde antique pour connaître leur apogée au Moyen Âge, en leur faisant subir une réinterprétation qui leur fait perdre leur sens originel ou parfois même disparaître. Du point de vue de la pensée philosophique et théologique, après la lente montée vers l’apogée médiévale, les Temps modernes représentent un appauvrissement et une décadence. Aucun philosophe moderne – et certainement pas les prétendus « Philosophes » des prétendues « Lumières », les histrions et bouffons de la pensée que sont Voltaire, Rousseau ou Diderot… - n’arrive à l’orteil d’un Thomas d’Aquin ou d’un Maïmonide ; ni même Descartes, Kant, Hegel ou d’autres, qui représentent une simplification – voire un simplisme – de la recherche et de la pensée philosophiques – comme si elle était passée de trois (voire quatre…) à deux ou même une seule dimensions : la modernité est l’ère de la pensée binaire, de la vision unidimensionnelle, de la dialectique appauvrie, du monisme mental…

Elle présente une tendance à long terme vers une redéfinition du champ entier de ce qui se présente comme ayant valeur normative. On se rappelle la distinction entre commandements et conseils, entre ce qu’impose une volonté autorisée et ce que recommande la sagesse qui, enracinée dans l’Ancien et le Nouveau Testaments, était passée chez les Pères de l’Eglise et dans tout le monde médiéval. L’époque prémoderne vivait d’une dialectique entre ces deux instances : la loi baignait dans le conseil comme en un milieu nourricier. Le conseil précédait la loi qui reposait sur lui, mais il la dépassait également en y ajoutant un étage supérieur. D’une part, la loi était ce qu’il fallait observer pour assurer le déploiement plénier d’une nature, laquelle, de ce fait, réalisait ce que le conseil souhaitait. D’autre part, le conseil, sous la forme des conseils évangéliques, menait à dépasser les exigences minimales prévues par la loi et à tendre à la perfection. La loi était conçue comme l’accomplissement d’une nature. La loi en tant que commandement venant du dehors n’était pas étrangère à la loi en tant que règle interne d’un être. La modernité, dans le sillage de la théologie ockhamiste41 qui définit de plus en plus explicitement la loi à partir de l’exclusion de l’idée de conseil au profit de celle d’obligation sanctionnée, en vient à présenter la loi comme une pure répression du naturel. C’est chez Montesquieu qu’elle revêt pour la première fois cette figure, mais c’est Kant qui lui a donné la présentation la plus impressionnante : pour lui, la loi doit être purement formelle et réfréner tout ce qui relève des affects, des désirs, des goûts – tout ce qu’il appelle le « pathologique ». Le concept prémoderne de loi reposait sur un concept de la nature lui aussi prémoderne, dont on trouve la pensée jusque chez Fénelon et Ramsay : « La loi, en général, n’est autre chose que la règle que chaque être doit suivre pour agir selon sa nature. » La tendance dominante de la modernité est de séparer de façon tranchée nature et loi et d’opposer les deux pôles de manière brutale. La formulation par Kant de la loi morale dans sa pureté absolue réagit à la formulation de lois physiques par la science de la nature galiléenne et newtonienne. Et, pour Kant, la présence en nous de la loi morale est justement ce qui prouve notre liberté par rapport aux lois naturelles. La « séparation » a en toutes choses remplacé la « participation » : voilà qui pourrait résumer la modernité.

La conception moderne volontariste de la loi est issue de la réduction de la loi divine à la volonté divine formulée par Duns Scot et Guillaume d’Ockham aux treizième et quatorzième siècles, pour lesquels il n’est de loi, divine ou humaine, que « positive ». Cette conception se situe dans un mouvement d’ensemble qui déplace le centre de gravité des attributs divins de la sagesse vers la puissance, séparant l’omnipotence de la paternité. La loi divine fut comprise avant tout comme l’expression de la volonté de Dieu imposées aux choses déjà créées, et non plus comme l’impression de la sagesse divine dans la nature même du créé. Marsile de Padoue écrase dès le quatorzième siècle la loi naturelle entre les deux lois positives, humaine et divine. Parallèlement, le rapport de l’homme à Dieu évolue : on mettait jusqu’alors l’accent sur l’acceptation par l’homme de l’entrée dans un rapport filial avec Dieu, acceptation qui s’exerce dans la liberté, avant de libérer la liberté elle-même pour lui permettre un nouvel essor ; on fit désormais consister le rapport de la créature à Dieu dans la simple obéissance qui fait que le créé se plie aux ordres divins. Les lois sont une création, elles viennent s’ajouter aux choses une fois que celles-ci sont créées ; elles ne sont pas la structure même des choses créées. Ainsi la modernité est issue tout entière de l’évacuation de la loi naturelle dans la scolastique de la fin du Moyen Âge – battement d’aile d’un papillon qui a produit un ouragan. La modernité est fille de l’erreur philosophique et de l’hérésie théologique de quelques penseurs chrétiens médiévaux.

Avec ces glissements, la notion de loi échappe à la sphère de l’humain. Face à une loi qui n’avait plus rien d’humain est venue, par compensation, se camper une loi qui n’est rien qu’humaine. La loi au sens propre fut conçue comme ce qui ne peut pas ne pas être naturel. L’humain se conçut soi-même comme non naturel, comme arrachement à la nature. La loi, puisqu’elle est non naturelle, devra donc être quelque chose de purement humain. On le voit chez Spinoza pour lequel une loi est « une règle de vie (« ratio vivendi ») que l’homme se prescrit à soi-même ou qu’il prescrit à autrui dans un but quelconque ». Cette réduction des lois à un phénomène purement humain se laisse voir clairement dans L’Esprit des lois de Montesquieu.

Cette transformation de la norme s’accompagne d’une révolution morale. L’égoïsme, la « philautia », perd son sens péjoratif au prix d’un changement de nom : il devient l’ « intérêt ». Dans l’Antiquité, Aristote plaçait bien l’essence de la « prudence » (« phronèsis ») dans la recherche du bien pour soi ; mais cette prudence ne suffisait pas à déterminer ce bien, à définir ce qui est bien. Avec la modernité, tout se passe au contraire comme si l’usage du concept d’intérêt consistait à rendre superflue cette détermination du bien en la remplaçant par le seul souci de soi. La pensée libérale s’engage en bloc dans cette direction, où les plus radicaux ont été les penseurs anglais et écossais pères de l’économie moderne : Mandeville, Hume, Smith, qui montrent que la vertu peut être superflue ou même contre-productive. On observe un pareil renversement dans la pensée révolutionnaire, allant jusqu’à l’inversion du rapport entre l’obligatoire et le facultatif. Pour le révolutionnaire, les conseils sont obligatoires et les commandements facultatifs – voire nocifs -, soumis qu’ils sont à l’appréciation de leur valeur tactique. Il doit vivre dans la chasteté, l’obéissance et la pauvreté, mais il a le droit – voire le devoir – de tuer, de voler, de mentir, si cela fait avancer la cause.

mentir, si cela fait avancer la cause.42 Nos sociétés modernes se considèrent comme démocratiques. Le peuple est la seule source de légitimité politique. Il tend à devenir la source de toute valeur éthique. La loi est réduite à n’être que la convention d’une société s’organisant elle-même. Pour désigner cette situation, le terme d’« autonomie » prend un sens inédit. Les sociétés modernes se vivent comme exerçant sur elles-mêmes une expression qui tend à identifier ce qui est à ce qui doit être. Cette pression douce s’avère peut-être en fait plus tyrannique que jamais. En témoigne le caractère central pris par l’idée de normalité. La norme comme règle du droit, et d’abord, selon l’étymologie (« norma »), du rectiligne, devient le « normal » : en lui coïncident la description et la valorisation. La société défend cette norme en déployant un système de discipline avec lequel elle se confond. La loi n’est plus que la pression qu’exerce la société sur elle-même. C’est pourquoi les prétendues « Lumières », malgré leur volonté affichée de rompre avec ce qu l’on appellera plus tard l’Ancien Régime, reprirent – et accentuèrent – le vocabulaire de la sacralité de la loi. Rousseau, dans sa critique du christianisme, rêvait de le remplacer par une religion civile. : parmi les articles qui en constituent le simpliste credo, il mentionne la croyance en la « sainteté des lois ». Plus tard, les législateurs de la Révolution française déclarèrent certains droits « inviolables et sacrés ». C’est le cas avant tout pour le droit de propriété. Il est d’ailleurs piquant que le recours à la notion de sacré ait surtout servi, dans les faits, à garantir les droits des acquéreurs de biens dits« nationaux », c’est-àdire issus de la formidable spoliation que subit l’Eglise… La sacralisation sert ainsi à couvrir le résultat d’une sécularisation et à sacrer, consacrer une désacralisation. On retrouve un geste analogue dans l’idéologie contemporaine des « droits de l’homme » : elle fait d’autant plus appel à une rhétorique sacralisante qu’elle évite de penser à quoi l’« homme » doit l’humanité qui le rend capable d’avoir des droits…

Dans les sociétés modernes, la loi, loin d’être conçue dans un quelconque rapport au cosmique ou au divin, n’est donc rien de plus que la règle que se donne la communauté humaine en considérant seulement les fins qu’elle se propose à elle-même. La modernité a pour fondement et pour projet - pour projet fondateur – l’autonomie – comprise en son sens moderne au prix d’une réévaluation étymologique…43 - : le moderne est celui qui se donne en toute chose une loi à lui-même, sa propre loi, qui se construit sa loi – même s’il sacralise cette dernière dans des déclarations universelles, des constitutions, des préambules, ou par le biais de mythes tels que la « volonté générale » ou le « contrat social ». Le moderne est celui qui rejette toute hétéronomie – loi venant d’ailleurs – qu’elle soit d’origine cosmologique ou théologique, ou plutôt qu’elle soit cosmonomie ou théonomie – loi de la nature ou loi de Dieu -, et qui fait que toute hétéronomie possible soit sa production, soit elle-même issue de sa propre autonomie absolutisée, sacralisée, universalisée, divinisée : une idole44 – les fameux droits de l’homme, par exemple.

La cosmonomie envisage la loi à partir du monde ; la théonomie l’envisage à partir de Dieu. Cette hétéronomie – recevoir sa loi d’un autre – s’oppose à l’autonomie au sens moderne – se donner à soi-même sa loi. Ce couple d’opposés, mis au centre de la réflexion morale par Kant, a reçu depuis une valeur de programme : l’autonomie définit l’idéal à réaliser d’une façon toujours plus radicale, et l’hétéronomie désigne l’ennemi qu’il s’agit d’éliminer. Le monde moderne, dans la morale qu’il revendique et qui le fonde, se flatte de congédier tout ce qu’il croit entaché d’hétéronomie et aime à se comprendre comme construit sur l’idée d’autonomie. Mais le moderne n’a en vérité rien de moderne : la modernité représente juste le triomphe général et temporaire – mais non éternel ni inéluctable – d’un certain type humain depuis toujours connu, d’une certaine tendance humaine qui remonte aux origines et que d’aucuns ont nommé le péché ou la volonté de puissance – c’est tout un. Avant, plus simplement et avec davantage de sagesse et de justesse, on l’appelait le tyran, et l’attitude moderne d’arraisonnement et de domination de tout le réel était vue comme comportement tyrannique – et c’est toujours Antigone, voix autonome45 de l’hétéronomie, qui se dresse face à Créon, diktat hétéronome de l’autonomie46, pour lui signifier la vanité de son projet. L’homme qui se crée « ex nihilo » sa propre loi finit là où il commence : dans le nihilisme. Et son insoumission à toute hétéronomie autre que ses idoles, ses dieux fabriqués, finit dans l’exploitation, la manipulation et la destruction de tout le vivant – animé comme inanimé.

La réflexion européenne sur les rapports entre le politique et le sacré est dominée par un des grands récits dans lesquels la modernité s’explique à elle-même : une sortie du politique hors du domaine théologique. Ils sont censés s’être séparés à partir d’une unité originelle. Pour exprimer cette unité, la modernité réinterprète le passé et le place dans des catégories « ad hoc » ; et le mouvement par lequel elle se dégage du passé, tel qu’elle l’interprète, reçoit divers noms : sécularisation d’un monde supposé enchanté : laïcisation d’une société supposée cléricale ; séparation de l’Eglise et de l’Etat, supposés initialement confondus. Pour la modernité, le moteur de l’évolution est la rationalisation des sociétés, chère à Max Weber. Or les catégories sous lesquelles on range l’unité supposée avec laquelle la modernité aurait rompu sont en vérité assez récentes : le droit divin des rois n’a guère été formulé avant de dix-septième siècle ; l’alliance du trône et de l’autel ne remonte pas plus haut que la Restauration.

La laïcisation est elle-même bien étrangement nommée : laïc est une notion chrétienne. Le substantif « laos », dont dérive l’adjectif « laïkos », signifie justement le peuple en tant que peuple de Dieu, d’un terme homérique repris par la traduction grecque de la Bible hébraïque47. Le laïc, à la différence de l’individu, du sujet, et du citoyen, est l’homme en tant qu’il est appelé par Dieu à faire partie de son peuple et qu’il revêt par là la dignité de celui qui se sait promis à une destinée éternelle. D’une certaine manière, seul le baptisé est laïc… Les démocraties modernes, avec leur idée du citoyen, reposent sur une anthropologie qui profite des conséquences de l’ecclésiologie chrétienne, sans accepter les prémisses qui la rendent consistante.

L’existence même d’une discipline comme la théologie ne va nullement de soi. Elle constitue la particularité d’une religion déterminée, le christianisme, et est absente des autres religions : le projet d’une élucidation rationnelle de la divinité, la dialectique du croire et du comprendre, « fides et ratio », ou plutôt « fides quaerens intellectum » selon saint Anselme, « la foi à la recherche de l’intelligence », est propre au christianisme. Les Temps modernes représentent une sortie – au double sens d’une provenance et d’un abandon – de la solution chrétienne, et vont jusqu’à refuser toute idée d’une loi qui ne serait pas d’origine humaine.

L’athéisme politique

Le système de normes qui prétend régler la pratique humaine a donc commencé par s’associer à un autre principe, cosmologique et théologique, pour s’en dissocier ensuite. Le divin se laissa désormais réduire à l’idée de sacralité, supposée primitive, et perçue comme le repoussoir de la législation purement rationnelle dont l’établissement apparaissait constituer le programme de l’Occident éclairé. Or, on peut se demander si cette séparation tant chantée, et sa traduction concrète dans la « séparation de l’Eglise et de l’Etat », ont jamais eu lieu. Cette dernière formule est d’ailleurs trompeuse. Elle suggère d’abord, en effet, l’existence d’une union initiale ; elle suppose ensuite que l’Etat et l’Eglise sont des institutions qui auraient existé depuis toujours. Ces deux hypothèses ne sont guère fondées. Il vaudrait mieux parler du développement parallèle de deux institutions qui n’ont jamais formé une unité. Le politique et le religieux sont deux instances indépendantes qui se sont croisées et décroisées, sans jamais cependant se confondre ; et ce, en dépit de tentatives pour les mettre en accord, au profit tantôt de l’une, tantôt de l’autre, rarement des deux. Et s’il y a eu coopération, il n’y a jamais eu confusion.

Pour le christianisme le rapport à la loi n’est pas un « être-sous », une subordination. Le christianisme, très tôt, s’est compris soi-même à travers l’image d’une voie, qu’il précise parfois comme « voie de justice ». Ce chemin, le christianisme propose les moyens de le parcourir. Pour le christianisme, la grâce ne s’oppose pas à la loi, mais donne de quoi l’accomplir. Le sacrement central du christianisme, l’eucharistie, est un repas qui rend le corps sacrifié du Christ accessible comme nourriture, laquelle donne à celui qui l’ingère la force de faire ce qu’il a à faire. C’est un « viatique », du latin « via », le chemin. L’équivalent grec, « ephodion », lequel vient lui aussi de « hodos », « voie », désigne aussi l’eucharistie. Toute eucharistie et avec elle tout sacrement sont une aide pour un chemin. Le viatique accomplit la loi et passe d’une « théonomie » à une « théologie » : du Dieu qui donne sa loi aux hommes au Dieu qui parle aux hommes jusqu’à s’incarner parmi eux. Nous avons pris l’habitude d’entendre par « théologie » une discipline par laquelle l’homme applique au divin les outils de la raison (« logos »). Elle désigne aussi, de façon classique, le fait que Dieu comporte, en lui-même, un « Verbe » qui était au « Commencement », et qu’il parle aux hommes et « s’expose » ainsi à tous. Dans la Bible et dans le christianisme, en effet, la présence du divin n’est pas d’emblée exigence d’obéissance. Le divin se montre, ou plutôt se donne, avant de demander, et au fond, au lieu de demander. Dieu demande, mais davantage en mendiant qu’en commandant. Dieu attend de sa créature qu’elle se développe pleinement selon la logique de sa nature, sa logique propre : Dieu ne veut rien de nous que nous-mêmes.

Nos sociétés modernes sont celles d’une loi sans dimension divine. Nos sociétés aiment à se représenter l’histoire qui a abouti à elles comme celle d’un éloignement par rapport à la sacralité, éloignement qui est supposé émancipateur. Elles sont tentées par le pouvoir illimité bien plus que ne l’était à l’âge prémoderne le roi le plus jaloux du caractère absolu de sa souveraineté. Jean Bodin le martelait comme une évidence eau moment même où il définissait le concept de souveraineté : le prince le plus « délié des lois » (« legibus solutus ») est pourtant soumis à la loi divine, à al loi naturelle, et à la loi des gens. Lever ces restrictions, qui allaient encore de soi au début des Temps modernes, faisait partie du « programme caché »48 de notre modernité. Nos sociétés, avec leur programme d’une loi sans divin, sont en fait rendues possibles en dernière analyse par l’expérience chrétienne d’un divin sans loi. Il n’est pas jusqu’à l’ « athéisme », comme « incroyance », qui ne suppose la primauté de la foi dans la définition du religieux. Les prétendus combats pour la « laïcisation » des institutions volent au secours d’une victoire acquise depuis des siècles, et qui est d’ailleurs celle du christianisme sous sa forme la plus officielle, celle de l’Eglise établissant elle-même la limite qui la sépare du domaine séculier. Les prétendus combats pour la « laïcisation » sont en fait ceux de la sécularisation, à savoir la prétention du domaine séculier de s’emparer de la totalité de la vie humaine. Mais rien ne prouve que la compréhension occidentale de la politique soit forte, ni même viable à long terme. Que l’agir humain puisse, sans référence au divin, se déployer librement, et non pas plutôt s’échouer dans des dialectiques suicidaires, voilà ce qui reste à démontrer. Pour le moment, toutes les formes d’ « athéisme politique » comme d’ « athéisme en politique » qu’ont connues ces derniers siècles n’ont été que l’occasion de massacres et de saccages, d’horreurs sans nom et d’abominations inouïes – tant sur les plans humains qu’écologiques.

S’il en est ainsi, on devra commencer par contester radicalement l’opposition devenue habituelle entre « autonomie » et « hétéronomie » : d’une part, parce qu’elle sépare déjà, du côté des préfixes, d’un coup de hache qu’elle veut sans retour, l’ « autos » et l’ « heteros », le « soi-même » et l’ « autre » - figeant transcendance et immanence, divin et humain, Dieu et l’homme dans une altérité et une étrangeté absolues ; d’autre part, du côté du radical, « nomos », parce qu’elle fige l’idée de loi comme uniquement « positive », issue d’une volonté, qu’elle soit divine ou humaine, en rendant la loi étrangère à toute « nature ». Seul le christianisme, dans son idée d’un Dieu personnel, d’une impression de la Sagesse divine dans la nature des choses créées, d’un homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, d’un Dieu fait homme, d’une loi naturelle, d’une participation de la personne humaine à la vie divine, etc., résout cette opposition, cette séparation, cette faille de l’être – ce que les anciens, plus sages que nous, nommaient le « péché ». Cette conception chrétienne d’un rapport au divin a chance d’apparaître, dans l’impasse moderne qui est la nôtre, comme nécessaire au déploiement intégral de l’agir humain.

La dimension théocratique

Les temps qui sont les nôtres et qui se clament modernes rejettent avec vigueur et mépris la « théocratie » – et s’envisagent essentiellement comme une émancipation, évidemment jugée bénéfique et en tout cas inéluctable, des « âges théocratiques », évidemment « archaïques ». Mais, n’en déplaise aux modernes et aux baptisés d’entre eux, pour les chrétiens la théocratie ne peut être écartée d’un revers de la main comme une vieillerie, car elle est une dimension constitutive de la « chrétienté » – entendue aussi bien comme « fait chrétien » que comme « fait d’être chrétien ».

La théocratie, c’est le Règne de Dieu, ce pourquoi le chrétien prie son Père – « Que ton règne arrive ! » - et c’est le Royaume de Dieu auquel il prétend. Tout chrétien conséquent est par conséquent théocrate – même s’il s’en défend : car il admet et veut le pouvoir de Dieu sur son existence – ou plutôt, dans son existence, puisque la relation de l’homme à Dieu n’est pas tant de soumission que de participation. Dieu est « Père tout-puissant », le « Credo » l’affirme, mais dans le christianisme la toute-puissance est une modalité de la paternité. C’est en tant que Père que Dieu est tout-puissant. Et sa toute-puissance n’a d’autre but que l’affirmation même de sa paternité. Dieu en effet est capable de proposer à tout être sans exception d’entrer avec lui dans un rapport de filiation. Et Dieu pourra déployer toute une économie du salut telle que toute créature pourra reconnaître son bien dans l’acceptation de cette filiation.

La théocratie chrétienne, au contraire de l’islamique, est par essence participative : nous sommes rendus par le pouvoir de Dieu et de son Messie dans nos vies « participants de la nature divine », comme l’écrit saint Pierre. Cette théocratie se fonde sur une théologie, c’està- dire non pas tant ce que nous disons de Dieu que ce que dit Dieu de lui. Or, nous le savons depuis saint Jean au moins, « Dieu est Amour ». La théocratie, le Règne de Dieu, ce n’est donc rien d’autre que le Royaume de l’Amour auquel toute la Création – elle-même acte d’amour permanent du Dieu-Amour – est appelée et auquel l’humanité liturge est appelée à participer activement. « Construire la Civilisation de l’Amour », c’est participer activement à l’établissement du Royaume de Dieu, de la théocratie, du régime divin, « theia politeia ».

C’est seulement lorsque l’agir humain, dans toute son ampleur, reçoit sa norme du divin, que l’on peut parler en toute rigueur de théocratie. Ce mot a d’ailleurs été forgé par Flavius Josèphe pour décrire le régime juif qui se distingue des régimes humains en ce qu’il représente le règne de la seule loi. L’univers étant Création divine, cosmonomie et théonomie, cosmocratie et théocratie s’unissent dans le « Christos Kosmokrator » ou mieux encore « Pantokrator » de la tradition orientale – lui qui récapitule en lui toutes choses du ciel et de la terre.

Cette dimension théocratique est au coeur de l’identité du chrétien et de la vocation du baptisé : par son baptême, tout chrétien est incorporé et configuré au Christ comme « prêtre, prophète, et roi », comme l’affirment l’Ecriture et l’Eglise. Être à la fois prêtre, prophète, et roi : c’est être intrinsèquement et résolument théocrate ! Le chrétien est donc en même temps prêtre et prophète et roi, mais cette trinité contient aussi une dynamique. La dimension sacerdotale est première et se traduit par la prière, personnelle et communautaire, la liturgie et surtout l’eucharistie, source et sommet de la vie chrétienne, constitutive même de l’Eglise Corps du Christ. La dimension prophétique est centrale et fait le lien entre le sacerdoce et le royauté : le prophète, élu par Dieu, se retire et prie dans sa présence, dans le silence et la solitude – pôle sacerdotal -, avant de remplir sa mission spécifique de témoignage, d’annonce jusqu’au martyre ; cette dimension prophétique de l’identité chrétienne et de la vocation baptismale se traduit par la mission : l’évangélisation. La dimension royale enfin comprend toute l’action et la fécondité sociales, économiques et politiques de l’Evangile lu, médité, annoncé et surtout vécu, personnellement et communautairement, dans la communion du Corps du Christ, l’Eglise-Eucharistie. Ce n’est qu’en répondant intégralement à la vocation sacerdotale, liturgique, eucharistique de tout baptisé et en vivant pleinement ce que l’on pourrait appeler le pôle contemplatif de l’identité chrétienne que l’on pourra en même temps vivre fécondément les dimensions prophétique et royale – le pôle actif. On peut méditer cette dynamique de l’être chrétien avec l’exemple du prophète Samuel, d’abord attaché au service liturgique, appelé ensuite à la mission prophétique, qui élira et sacrera par l’onction rois Saül puis David…

Dans une optique chrétienne, la cité n’est pas une institution chargée d’acheminer l’homme à son salut. Elle a pour fonction de favoriser ou du moins de ne pas empêcher cette recherche du salut : il faut qu’elle soit correctement organisée pour que l’homme puisse vaquer tranquillement à la recherche de la béatitude parfaite. L’essence de l’homme ne s’épuise pas dans sa dimension politique : la perfection suprême est de nature contemplative. La politique ne se limite certes pas à la « politique » : certes, elle vise l’imitation de Dieu et de son gouvernement du monde par la fondation d’une cité harmonieuse, d’une société juste qui permette l’accès à la vie contemplative. Le bien de l’âme comme du corps est favorisé par un sain régime politique : il s’agit de permettre à l’homme de vaquer en paix au culte de Dieu – et même que la société elle-même rende un culte public à Dieu. Mais que la cité bonne se réalise ou non, le régime bon peut être appliqué ici et maintenant. On entendra ici « régime » dans sa polysémie : comme « régime politique » mais aussi – et pour commencer – comme « régime de vie ». Le christianisme ne pourra revenir « régime politique » que comme il l’est devenu : en étant avant tout le « régime de vie » des personnes et communautés chrétiennes – et ce régime est par essence « théocratique ».

Le christianisme, une fois sorti de Palestine, regroupait avant tout des petites gens, comme le constatent aussi bien saint Paul que les adversaires de la foi nouvelle. Les premières communautés formaient des associations dont l’activité se concrétisaient en des oeuvres caritatives, en marge de la bonne société, et représentaient ce qu’un historien a nommé une « sécession théocratique »50. C’est d’ailleurs paradoxalement en étant une « sécession théocratique » rappelant aux pouvoirs leur essentielle laïcité que le christianisme a désinvesti le politique de sa tentation idolâtrique. A notre époque d’un christianisme socialement marginalisé, voire persécuté, une révolution théocratique peut être directement commencée et vécue par chacun d’entre nous, en personne et en communauté – en vivant la théocratie comme régime de vie. Elle consiste en ce qu’il y a de plus simple et de plus difficile : la conversion – révolution intégrale, personnelle et communautaire. Aujourd’hui les communautés ecclésiales, paroissiales et religieuses, ces chrétientés concrètes et immédiates, sont dans un monde sécularisée le foyer de cette révolution intégrale, de cette « nouvelle sécession théocratique » – de la chrétienté de demain.