« Je n’ai pas de meilleurs maîtres que les hêtres et les chênes. Vous trouverez plus de choses dans les forêts que dans les livres ; les arbres, les pierres vous apprendront ce que les maîtres ne sauraient enseigner… » C’est en embrassant le monde et sa durée, en considérant le temps et l’espace concrets avec émerveillement et bienveillance, en enlaçant chaque instant dans une calme intensité, que l’univers se révèle comme miracle et comme amour, comme miracle d’amour. Comme miracle tranquille, quotidien, amour simple, plein et serein. La texture même de la réalité apparaît alors pour ce qu’elle est réellement : tissée de miracle. A l’amour du regard répond l’amour du monde. Le monde nous fait écho. Il se révèle comme un immense écho d’amour, infini. Tout se répond, l’abîme appelant l’abîme. Tout nous répond. Le monde nous donne ce que nous lui donnons. Les grands mystiques, les ermites et les saints portent un tel amour au monde que la nature entière, transfigurée, pacifiée, réunie, leur répond en harmonie. Et des déserts d’Egypte aux forêts de Russie, des confins de la Tartarie jusqu’aux pays du Couchant, on les voit prêcher les poissons et les oiseaux du ciel, donner l’accolade à frère ours et vivre en bonne entente avec les loups et les lions. Il y a là un grand secret.

Au mystique, au pèlerin, à l’ermite on demande ce qu’il part chercher. C’est cela même qu’il part chercher – au-delà des aventures et de l’aventure, des sensations, impressions, découvertes, rencontres, enthousiasmes, visions et révélations. A travers eux et au-delà d’eux, même s’il ne le sait pas, c’est l’amour, l’immense et intense harmonie aux nuances infinies. L’amour meut toutes choses, les amants, les errants et les astres. La monotonie, la fatigue, la répétition du paysage, tout cela ne lasse pas, n’ennuie pas. Le pèlerin, l’ermite n’est au fond guère avide de nouveauté. Il est avide de vérité. Il s’installe dans la monotonie même du paysage, du chemin. Il en fait son pain, son quotidien. Et dans l’immensité monotone de la steppe, du désert, de la plaine, de la mer, dans cet éternel même du chemin, la monotonie s’installe comme un instant dilaté jusqu’aux rebords du monde. Avec, dans cette immobile mobilité, dans la bouche un petit goût d’éternité. Ce qu’il part chercher, ce n’est ni l’aventure, ni le dépaysement, ni même l’émerveillement, non, mais quelque chose de beaucoup plus subtil, fugace et fugitif : l’essence mystique du monde. « Puisque j’ai Dieu, tout est à moi ! Les montagnes solitaires et les fraîches vallées, et les îles, et les fleuves, et les vents, et l’amour… » Il faut, comme les anachorètes, se mettre en amitié avec le monde, devenir l’ami du monde entier – et l’ennemi de tout ce qui le défigure. « Ces ignorants s’emparent du ciel, tandis que nous, avec notre science sans cœur, nous nous vautrons dans la chair et le sang ! » Ce qui compte vraiment, dans la culture, ce n’est pas tant la quantité de connaissance que la qualité d’expérience – et nous compensons la pauvreté et le manque d’intensité de nos expériences culturelles par la boulimie de connaissances, ou lors d’expériences qui ont davantage à voir avec l’acculture qu’avec la culture : drogue, sexe, etc. Il vaut mieux, dans la pauvreté et la foi, prendre la route qui mène à la vision.

Paradoxalement, ce que le pèlerin recherche dans son cheminement, c’est une patrie où prendre pied. Une patrie céleste, bien sûr, mais pas seulement, mais aussi terrestre et charnelle. Pèleriner, c’est aussi s’enraciner par les pieds. Car il faut des racines, il faut des identités, des communautés. L’enracinement est un besoin vital de l’âme humaine, comme l’a bien montré Simone Weil, et l’humanité moderne crève d’un gigantesque déracinement. Il faut une géographie humaine, un paysage culturel qui se dessine et se décide, plutôt que le grand flou, la grande marmelade, la bouillie informe dans laquelle nous pataugeons. Il faut sortir du brouillard, des brumes et des limbes, il faut des phares et des repères, une cartographie sociale. Il faut des communautés solidement constituées, des cultures différentes, des peuples aux traits marqués, pour que le chaos se fasse cosmos, que le monde s’éclaircisse, soit lisible et navigable. Le Messie est le sauveur du monde et la lumière des nations. Pour notre pays aussi, il faut des corps intermédiaires solides et visibles, qui rendent ainsi bien compte de la réalité et l’informent, donnant forme et consistance à cette poussière d’individus déracinés, à ce sable d’atomes déliés. Il faut des groupes constitués, institués, même si hostiles, adversaires ou même ennemis. Il faut des étrangers à accueillir ou refuser, des ennemis à combattre et aimer. Il faut des forces en présence, des corps et des anticorps. « Dieu attend là où se trouvent des racines. »

La glèbe et la plèbe… Ce n’est que liées l’une à l’autre par la culture – et d’abord en son sens premier, agricole, où s’enracinent tous les autres – et la tradition qu’elles deviennent une terre et un peuple. Hélas, depuis des décennies le peuple de France devient une triste plèbe et la terre de France une morne glèbe… La civilisation moderne – ou plutôt ce processus de décivilisation que l’on appelle modernité – est une culture hors-sol. Il faudrait refonder ce lien formidable entre la terre et le peuple pour réancrer dans sa vérité notre civilisation qui fut avant tout une civilisation agricole et villageoise et qui doit le redevenir dans une large mesure si nous ne voulons pas tous périr. « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous. » Le monde moderne est sorti du christianisme, il faut qu’il y retourne – sous peine de se désagréger, et la planète avec. Ce qui est le plus urgent, et qui manque le plus au monde présent, c’est de donner l’exemple incarné d’une vie authentiquement et pleinement évangélique : il faut se mettre enfin à être chrétien, à vivre chrétiennement, et avant tout à prier – mais aussi à jeûner et travailler. Vivre enfin la « sainte pauvreté ». Vivre en pauvres chevaliers. La Confrérie des Pauvres Chevaliers du Christ… Voilà ce que sont en vérité les monastères ! Fontgombault, par exemple, est une véritable petite république monastique. Selon la Règle de saint Augustin, dans l’ordre de la charité le bien commun passe avant l’intérêt privé : la charité est ainsi fondamentalement « républicaine », tournée vers l’intérêt général, la res publica, intéressée au bien de tous. Tourné vers les autres, l’amour est fondamentalement social, donc politique : si l’on en croit Aristote, l’amitié est au fondement de la cité. Cette charité publique, communautaire, cet amour du bien de tous repose aussi sur le vœu de pauvreté qui est sens de la mesure et sagesse concrète : « Mieux vaut avoir moins de besoins que plus d’avoir », dit saint Augustin. Combien avons-nous oublié aujourd’hui cette leçon élémentaire ! « Use des créatures visibles, comme il faut en user, comme tu uses de la terre, de la mer, du ciel, de l’air, des sources et des fleuves. Tout ce qu’il y a en eux de beau et d’admirable, rapporte-le à la louange et à la gloire du Créateur. » Us sans abus. Voilà le véritable, le juste usage du monde, si on veut en user sans l’user… Fidèle à la Règle de saint Benoît, l’abbaye est un vrai kolkhoze : il y a une ferme avec des vaches pour la viande, le lait et le fromage, les moines y cultivent le blé, moulu au moulin pour faire leur propre pain, et s’adonnent aussi à la sylviculture : de leur parc forestier, ils tirent de la pâte à papier, du bois de scierie, etc. « Au reste, le monastère, autant que possible, doit être construit de manière qu’on y trouve tout le nécessaire, eau, moulin, jardin, et que les divers métiers soient exercées à l’intérieur du monastère », dit la Règle. Mais c’est le seul communisme possible, car évangélique : « Ici, ça marche parce que nous sommes sous la loi de l’Evangile », me dit un frère avec qui je passe l’après-midi à bûcheronner.

Il n’y a pas d’anarchie possible en dehors de l’Evangile : Dieu et liberté, l’anarchie plus l’Un…