"La faiblesse de Dieu est plus forte que l'homme." (1 Co 1, 25)

"Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort", nous dit l'Apôtre. La grande folie et le grand scandale de l'Incarnation de l'Eternel ont produit le plus grand renversement, le plus grand retournement de tous les temps. Un jour, il faudra s'en souvenir : seule la sainteté est révolutionnaire.

L'âme déserte notre monde, nous dit Jean Bastaire. Un avilissement sournois se nourrit de constats, d'analyses, d'expertises. L'outil intellectuel fonctionne à plein. Une compréhension aiguë de la situation se développe à perdre haleine. Nous avançons les yeux ouverts, ivres de lucidité. Mais c'est pour aller au mur, car il nous manque le goût d'échapper à la ruine. Il est urgent de déchirer le suaire dont s'enveloppe la gloire de nos progrès pourris et de nos espoirs défunts. Si le monde actuel s'affaisse, découragé, c'est que la foi n'est plus un cri. Mais ne nous bornons pas à ouvrir la bouche, ouvrons aussi les mains : malheur à celui qui prêche sans être lui-même une preuve !

La Bonne Nouvelle est une folie, certes, mais une folie qui obéit à une rationalité déconcertante, abyssale. Dieu n'est pas prisonnier de nos schémas de pensée. Dieu se rit de tous les interdits. La logique de l'Amour est une logique de l'excès, du débordement, du débordement de la raison – c'est-à-dire au-delà et non en deçà de la raison. Cette logique de l'excès emmène Jean Bastaire à quelques excès de la logique. Ainsi sa défense d'une possibilité de la pluralité des existences, erreur d'appréciation et extrapolation hasardeuse tirée du grand Origène – nul n'est parfait !, vient d'une conception trop linéaire du temps d'une part, et d'une appréhension trop étroite de la doctrine du purgatoire d'autre part. Tout comme sa croyance au salut des mauvais anges qui vient aussi d'une conception trop chronologique du salut : le Non serviam de Satan n'a pas l'éternité de Dieu, mais échappe au temps comme possibilité permanente de l'être créé libre.

L'Amour est le premier abandonné. Aussi invite-t-il les innocents persécutés à suivre son exemple, à être crucifiés comme lui, à l'imiter dans la déréliction et le mépris, à épouser son consentement au manque. L'Amour est un mendiant qui attend à notre porte. Dieu pleure pour nous des larmes de sang et nous préférons nous voiler la face plutôt que d'essuyer la sienne par notre repentir.

Par son entêtement dans le refus, l'homme se situe dès à présent dans un état de perdition par rapport à l'Amour hors duquel il se place. L'enfer est d'aujourd'hui et il est la chose la mieux partagée en ce monde-ci. L'enfer est réel et se réalise hic et nunc. Rien n'est plus palpable, irrécusable que lui. Mais rien n'est plus révocable aussi, car Dieu ne damne personne, n'exclut personne de son Amour. Dieu seul anéantit le néant. L'enfer est perpétuellement construit et proclamé par les créatures en révolte, détruit et nié par le Créateur fidèle.

Le péché est un refus de filialité, un rejet de la dépendance créatrice, de cette altérité fondatrice qui fait tenir l'être d'un autre que soi. Refus du père, de Dieu, du passé, de l'héritage, de la naissance, des ancêtres - de l'autre. C'est justement la démarche du néant que de penser pouvoir se constituer à partir de soi-même, c'est-à-dire du vide. On n'existe qu'à partir d'une bienveillance préalable, fondatrice – le droit à l'avortement nous le rappelle de sinistre façon. Nous sommes littéralement tissés de dons - dont le premier est celui de la vie. Jean Bastaire nous invite à une économie de la gratitude, à faire de nos vies un incessant merci.

Hélène et Jean Bastaire, Le Dieu mendiant, Cerf, 105 p, 12 €