Il y en a qui ont vu un éclair dans leur sommeil, en ont recueilli les miettes dans leurs yeux embués et leurs consciences embrumées, et se sont dit responsables, fanions au vent et slogans pétaradants – avant de se recoucher dans la fange climatisée ou de remettre le nez dans l'auge agro-chimique. Mais il y en a d'autres, éveillés, qui avancent, eux, faméliques et brûlés, face au soleil.

"L'humanité se trouve dans une situation tragique. Pour gagner leur vie, les individus et les groupes n'ont le plus souvent guère d'autres choix, chacun pour son compte, que de contribuer à la banalité du mal. Ils ne trouvent de travail qu'en s'engageant comme rouages de la mégamachine techno-économique." Le constat de Serge Latouche est dur, en ce qu'il nous concerne tous dans notre quotidien – dans notre vie vécue. Et rappelle son caractère tragique : il est impossible de sortir du système ; il est nécessaire de sortir du système… C'est de cette base réelle de toute théorie, c'est de cette vie vécue au quotidien que part Hervé René Martin, lorsqu'il nous conte les méfaits bien réels de la mondialisation (qui est, bien plus qu'une mondialisation du marché, une marchandisation du monde…), et décèle et expérimente des pistes pour en sortir. Dans La Mondialisation racontée à ceux qui la subissent, il nous décrivait sa prise de conscience par l'expérience et par l'enquête, de l'existence que nous menons – ou plutôt, subissons. Avec La Fabrique du Diable, deuxième volet de ces recherches, il poursuit cet art de "saisir dans quelle sorte de monde nous vivons" (Orwell). Entre le premier volume, honnête ouvrage d'un honnête homme encore plein de réflexes et de préjugés de gauche et progressistes, quatre ans ont passé, riches d'évènements (Göteborg, Gênes, attentat du WTC, Guerre d'Irak…), d'expériences, de militantisme, de rencontres (Michel Barrillon, Pierre Rabhi…) et de lectures (Jean-Claude Michéa, Pier Paolo Pasolini, George Orwell…). Quatre ans pour passer du citoyennisme bon teint – qui se dit désormais altermondialiste mais, au grand jamais, surtout plus antimondialiste ; bref, voulant surenchérir sur le G8, le FM et l'OMC réunis en disant "Nous sommes plus mondialistes que vous : la mondialisation, oui, mais la bonne !…" – à une radicalité conséquente, dans toute la richesse de ce mot : radical, c'est-à-dire intransigeant, mais aussi : enraciné.

Donc, donc, Hervé René Martin en a soupé d'ATTAC, des gauches plurielles, uniques ou extrêmes, du développement durable, de la société civile et de toute l'armada éthique de l'accompagnement moral, social, psychologique, écologique, etc., c'est-à-dire "responsable", du capitalisme. Pas dupes des duplicités et ronds de jambe de la contestation en peau de lapin, de la gauche partisane ou groupusculaire, des malgré-nous chiraquiens du second tour et de l'antifascisme utilitaire, il n'a pas peur d'être traité à son tour de réactionnaire ancien ou nouveau, ou de conservateur, ayant fait sien cet antiprogressisme critique et lucide qui est à peu près la seule pensée digne des temps. A cet égard, son chapitre épistolaire "Suis-je un nouveau réactionnaire ? Lettre à la camarade" est un régal.

"Il s'agit moins de moraliser l'économie ou d'insuffler de l'éthique dans les affaires que de réintroduire la considération de la justice dans le rapport social et dans l'échange en société. Ce n'est pas, à strictement parler, vers une économie juste qu'il faut s'orienter, car l'expression même, qui a quelque chose d'antinomique, est sujette à caution, mais plutôt vers une société juste", nous dit encore Serge Latouche. La justice et la morale sont des exigences politiques au sens le plus radical du terme.

Serge Latouche, Justice sans limites. Le Défi de l'éthique dans l'économie mondialisée, Fayard, 360 p., 20 €

Hervé René Martin, La Fabrique du diable. La Mondialisation racontée à ceux qui la subissent II, Climats, 272 p., 15 €