Le livre de Jean-Luc Porquet nous offre, en vingt chapitres écrits dans une langue simple, claire et accessible à tous, une bonne introduction à la pensée et à l’oeuvre de Jacques Ellul, qui est à la fois l’un des précurseurs de l’écologie politique et un penseur injustement méconnu en France.

Bien qu’il ait été un temps proche de l’Internationale situationniste (mouvement politique et artistique des années 1960 d’inspiration à la fois marxiste et libertaire animé notamment par Guy Debord), on ne peut séparer l’oeuvre d’Ellul (1912-1994) de sa foi religieuse. La critique ellulienne de la technique, critique aussi corrosive que radicale, est en effet profondément enracinée dans sa foi protestante ; pour Ellul, le système technicien (c’est d’ailleurs le titre de l’un de ses ouvrages) au sein duquel nous vivons et qui nous conditionne se caractérise non seulement par une omniprésence de la médiation, de l’artificiel, mais a pour conséquence logique une dégradation des rapports humains eux-mêmes , des sentiments humains dans ce qu’ils ont de plus profond, de l’Amour enfin et du rapport des hommes à l’Absolu, à Dieu. C’est ce qu’Ellul exprime magnifiquement dans « Ce que je crois » (1987, Grasset).

La critique Ellulienne de la technique, de l’Etat et des rapports sociaux qu’ils engendrent est dévastatrice et n’épargne aucun aspect de la vie en société : c’est ce qu’a le mérite de bien montrer Jean-Luc Porquet en illustrant chacun des thèmes majeurs de la pensée d’Ellul au moyen de sujets d’actualité et de fiches très instructives à la fin de chaque chapitre. Comme le montre Jean-Luc Porquet dans une annexe intitulée « Heidegger contre Ellul », Ellul est un antidote salutaire, dans l’appréhension de tous les enjeux des biotechnologies et de la bioéthique, aux thèses d’un Sloterdijk s’inspirant de Nietzsche et du « Gestell » Heideggerien , de l’ « arraisonnement », c’est-à-dire de la mise en disponibilité permanente de l’être humain par la technique au sein du système technicien ou de ce qu’Ivan Illich et Serge Latouche appellent « la mégamachine ».

Une lecture attentive de l’oeuvre et de la vie d’Ellul rappelle opportunément que l’originalité de l’écologie politique et sa radicalité par rapport à la gauche traditionnelle issue du mouvement ouvrier (et de sa trahison) est qu’elle est aussi une critique du Progrès, en tout cas de la folle course à l’accumulation et à la consommation qu’il entraîne nécessairement et donc de ses aspects aliénants, déshumanisants. D’où une critique sans compromis de la violence des normes et la nécessité de promouvoir une véritable « décroissance conviviale » ainsi que des rapports sociaux aussi horizontaux que possible, du « penser global, agir local » dont Jean-Luc Porquet oubli au passage, lorsqu’il dit que c’est le slogan d’Attac, de dire que c’est d’abord un slogan des Verts ! La vision ellulienne de cette problématique centrale de l’écologie politique est notamment exposée dans l’ouvrage d’Ellul intitulé « Changer de révolution . L’inéluctable prolétariat » (Le Seuil, 1982). Si Ellul diffère radicalement de Marx dans sa lecture de l’’Histoire , notamment par sa vision du rôle de la technique, il reconnaît néanmoins sa dette envers lui pour ce qui est de l’analyse de la formation des classes sociales. et de leur reproduction.

Ellul était nécessairement anticapitaliste (pas « antilibéral », ce mot cache-sexe de ceux qui à gauche ont peur de l’Histoire parce qu’ils craignent de la faire), antiproductiviste et se méfiait beaucoup de l’Etat, en tout cas de l’Etat centralisé tel qu’il existe en France depuis plusieurs siècles. Il connaissait d’ailleurs bien le sujet de la formation de l’Etat en France, puisqu’il est l’auteur d’une Histoire des institutions (1955, PUF/Thémis, 1999) qui fait toujours référence parmi les étudiants en Droit..

Malgré le malencontreux oubli de Jean-Luc Porquet, son livre édité aux éditions le cherche midi contribue utilement à mieux faire connaître un grand humaniste et son oeuvre, un esprit critique aussi inclassable qu’intransigeant et peut ainsi nous donner de meilleures armes contre tous ceux qui dans la société d’aujourd’hui déifient la technique au nom d’une vision démiurgique du devenir humain, nous précipitant ainsi dans un enfer robotisé et/ou chimiquement assisté ou altéré. Dire non à cet avenir programmé, refonder l’espérance, ce combat était profondément celui de Jacques Ellul. A nous aujourd’hui de nous montrer dignes de son inspiration.

Jacques Ellul, L’homme qui avait (presque) tout prévu, Le Cherche-Midi, 18 €.