C’est une opinion communément répandue que le monde moderne est complexe, que la vie moderne est complexe ; nulle opinion n’est donc aussi communément fausse ; par cette proposition commune si l’on entend que nulle vie, ni la vie antique, ni la vie féodale, ni la vie classique, ni même la vie romantique ne compliquaient autant le travail, la vie, l’art, ne la surchargeaient autant d’un fatras de complications étrangères, inutiles, stériles, encombrantes, mortelles, oui, disons que la vie moderne enlisée dans ces poussières de complications, est la vie la plus compliquée que l’humanité est jamais vécue ; par cette proposition commune si l’on entend que la vie moderne a de la complexité, il est vrai que la vie moderne a plus de complexité que toute vie antérieurement vécue ; mais au contraire par cette proposition si l’on entend que la vie moderne a de la complexion, une complexion organique, une richesse organique, il est vrai au contraire que la vie moderne a moins de complexion que toute vie antérieurement vécue ; nulle vie n’a jamais été aussi peu riche d’humanité, aussi peu pleine, aussi peu animée d’âme, aussi peu ardente de vie intérieure, aussi pauvre ; en ce sens on a parfaitement le droit de dire que toute opération du monde moderne, étant une opération du monde moderne, est simple ; simple au sens de indigente, bourrée de complexité mais manquant de complexion.

Charles Péguy. Par ce demi-clair matin. Novembre 1905. Oeuvres en prose tome II, p 173.