Ce n’est point du mouvement, ce n’est pont du mouvement véritable, ce n’est point une véritable vie que cette perpétuelle agitation des poussières individuelles modernes ; ce n’est point une véritable vie que cette vaine, stérile, perpétuelle, poussiéreuse agitation ; ce n’est point du véritable travail ; ce n’est point une véritable égalité que cette uniformité d’inutilité miséreuse ; misérables sociétés où les précipitations sont presque toujours des chutes, où les montées ne sont presque jamais des ascensions.

Il y avait cent fois plus de mouvements, malgré les apparences, il y avait cent fois plus de vie, de véritable vie, sous le vêtement d’inertie des sociétés féodales ; tout mouvement ne consiste point dans cette perpétuelle et indifférente circumtranslation de poussières désagréables ; il est des mouvements organiques ; il est des mouvements de prière, de vie et d’action ; il est des mouvements intérieurs ; il est même des mouvements secrets ; il y avait cent fois, il y avait infiniment de fois plus de mouvement organique et par conséquent de mouvement véritable, infiniment de fois plus de vie intérieure et par conséquent de véritable vie dans la société féodale française du Moyen Age qu’il n’y en a dans nos sociétés modernes ; une immense vie intérieure animait le tout, circulait partout, éclairait toute journée, réchauffait toute nouvelle naissance, fomentait toute vie individuelle ; qu’importait que les différents individus fussent localisés à différentes hauteurs sociales ; ils n’étaient pas des individus, comme aujourd’hui, mais des chrétiens et des féodaux ; ils avaient tous la même participation à ce qu’il y avait d’essentiel, à ce qu’il y a, éternellement, d’essentiel ; un même sang animait tout cet immense corps ; une même pensée, un même cœur battait ; une communauté parfaite, je dirai un parfait communisme ; non point, comme nos communistes modernes, un communisme par assemblement de poussières, par conglomérat, par collectivité, non point un communisme par collectivisme ; au contraire un communisme intérieur, le seul ; un communisme procédant ; et non point un communisme par synthèse ; qu’importe que les branches de l’arbre s’étage à toutes les hauteurs, si la même sève monte et redescend de la racine au faite ; ainsi dans les sociétés féodales tout le monde était soudé de liens sociaux et religieux si puissants qu’une même circulation, une même respiration, une même conscience habitait tout le corps (…) ils avaient la même conscience, la même éternité ; aujourd’hui nous payons les mêmes impôts et nous avons les mêmes députés.

A tous ces degrés de cette humanité vivante il y avait des formes sociales vivantes, des personnes sociales ; à tous les degrés le duel faisait donc la mesure des personnes ; duel entre deux simples personnes ; duel entre les tenants de ces deux personnes ; duel entre les partis, entre les partisans, c'est-à-dire toujours entre les tenants ; et les peuples mêmes étaient les tenants de leurs chefs, ce qui bien entendu, signifie qu’en bon système les chefs représentaient éminemment les peuples ; tenir pour l’un ou pour l’autre des deux ; répondre pour l’un ou pour l’autre ; être un tenant, un répondant, c’est le commun langage du duel et de la guerre, de tous les deux jugements de Dieu ; et dans les langages modernes il n’y a pas un seul mot qui approchant de ces deux mots, de tenant et de répondant, exprime à leur exemple toute la force d’une liaison sociale, tout le sérieux d’un consentement mutuel.

Force invincible, indissoluble liaison, éternel sérieux inconnu des sociétés modernes.

Ils ne parlaient pas tous les matins de solidarité ; mais ils savaient ce que c’est.

Charles Péguy. Par ce demi-clair matin. Novembre 1905. Oeuvres en prose tome II, pp 153-154.