"Partout où l'Esprit européen domine, on voit apparaître le maximum de besoins, le maximum de travail, le maximum de capital, le maximum de rendement, le maximum d'ambition, le maximum de modifications de la nature extérieure, le maximum de relations et d'échanges. Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l'Europe."

Paul Valéry, "La Crise de l'Esprit", Variété I, 1924

"L'Europe ! L'Europe !" bêle-t-on de ci de là. Parmi les brebis égarées, certaines s'arrêtent et réfléchissent. Comme Peter Sloterdijk, à nous d'en faire autant – en attendant le bon berger.

Paul Valéry avait défini l'Europe comme dynamique de maximisation – que l'on peut traduire par impérialisme existentiel. La fonction quintessencielle de la constitution de l'Europe tient en effet dans un mécanisme de transfert de l'Empire romain, une translatio Imperii. L'Europe se met en marche et reste en mouvement dans la mesure où elle parvient à revendiquer l'Empire qui existait avant elle, et à le transformer. L'Europe est ainsi un théâtre pour les métamorphoses de l'Empire ; l'idée directrice de son imagination politique est une sorte de métempsycose de l'Empire romain à travers les peuples européens déterminants et susceptibles de faire l'histoire – notamment par les nationalismes qui furent avant tout des impérialismes nationaux. Plus que d'un repli sur l'espace national, les guerres mondiales et conflits internationaux furent l'expression d'un pluralisme de l'impérialisme. Dans l'Empire américain, l'Europe moderne observe la forme extériorisée de sa propre essence. Face à cela, elle tente de constituer un néo-empire minimal fait de consommation sans entrave et de libre circulation, un empire de la vacuité dont Bruxelles, capitale du vide, est le symbole le plus criant.

L'obligation de la grande politique apparaît aujourd'hui dans le défi consistant à briser soi-même sa propre impérialité. L'impérialité est cette attitude d'arraisonnement du réel, cette appropriation du monde qui veut tel le roi Midas transformer tout ce qu'elle touche en ressource ou en zone d'influence. L'Europe au contraire doit être, selon Peter Sloterdijk, le séminaire où les gens apprennent à réfléchir au-delà de l'Empire, à penser une grande forme politique post-impériale, à remplacer le principe de l'Empire lui-même par celui de l'union des Etats. La coopération, confédération ou fédération multiétatique et multinationale prendrait la place de la dilution supranationale et pourrait de ce fait dépasser les questions que se pose l'Europe au sujet de son "élargissement", vers des systèmes d'unions continentale, eurasiatique ou méditerranéenne. La devise impériale Plus ultra, "toujours plus loin", qui est celle d'une frontière toujours repoussée, d'une hubris en acte (limes romain, Frontière américaine...) doit faire place à la fines, la frontière finie, définie, la mesure dont la devise est au contraire : Nec plus ultra, "pas plus loin".

Pour initier cette philosophie processive du post-impérialisme, cette translation de l'Empire vers un non-Empire, à nous de renouer avec l'interprétation radicalement anti-impériale du monde proposée par le judéo-christianisme : Israël, le Royaume, l'Eglise (ekklesia qui signifie justement "l'assemblée") sont l'anti-Empire par excellence. Défaire l'Empire c'est défaire l'Europe en tant qu'Empire, ne pas tomber dans le piège mimétique de se vouloir rival de l'Empire américain, sous peine de n'en devenir que le jumeau. Tant que ce travail n'aura pas été fait, les voeux émis par Sloterdijk ressortiront du domaine de la méthode Coué, de l'europsychothérapie collective.

Peter Sloterdijk, Si l'Europe s'éveille, Mille et une nuits, 95 pages, 9 €