Le siècle dernier pouvait garder des illusions sur les rapports de la conscience chrétienne avec les exigences ultimes de l’intelligence scientifique. Le conflit se tenait encore sur le plan des idées, en apparence du moins, car le travail de désintégration du monde par le scientisme était déjà sérieusement entamé. Mais aujourd’hui les faits ont parlé d’une façon si brutale qu’il n’est plus possible de méconnaître la gravité d’un problème sur lequel on avait tous les moyens de réfléchir plus tôt. La bombe atomique, engin de mort fabriqué par la technique de l’Occident, a éclaté dans le ciel des vieilles civilisations de l’Asie, causant, in ictu oculi, des ravages sans précédents. Par application de cette réaction en chaîne, de ce feu nouveau, découverte en janvier 1939, par Lisa Meitner, Hahn et Joliot-Curie : capable de faire exploser la terre, car c’est elle, probablement, qui a fait éclater au ciel les étoiles mortes. A vrai dire, le phénomène n’est pas fortuit. Il devait se produire, car il n’est que la manifestation dans le visible du pouvoir de dissolution qu’exerce la science athée dans le monde des âmes. Tout se tient dans le cosmos, tout s’y trouve lié jusque dans la décomposition, parce qu’en l’homme communiquent les plans angélique, démoniaque et terrestre : Les désastres qu’il provoque ne sont que la projection de son chaos intérieur. L’intellect angélique ne conçoit pas à priori la matière sensible, et, si les bons anges ont mission temporaire de la préserver, le destin des mauvais anges est d’en accélérer la destruction.

Sans doute l’homme a-t-il toujours cherché à dérober le feu du ciel pour créer un monde dont il serait le maître tout puissant, mais, considérée dans la perspective chrétienne, cette entreprise prend son véritable sens, plus dérisoire encore que maléfique. La liturgie de l’Eglise offre aux yeux du fidèle l’image du cosmos actuel en voie de transfiguration, axé sur un Dieu Transcendant et Créateur, un Dieu qui a poussé l’amour des hommes jusqu’à s’incarner pour leur salut. Ce cosmos où se reconnaissent encore les traces du péché originel, n’est que le signe imparfait du monde céleste, mais toutes les créatures s’y appellent l’une l’autre, toutes y sont appelées par Dieu, et il est en ascension vers une harmonie transcendante et glorieuse, dont l’espérance, ratifiée par les Promesses divines, transfigure la souffrance en une force de rédemption, donc de véritable surcréation. Monde du repentir et de la pénitence, il est sans cesse vivifié par le triple mystère de la Cène, de la Croix et de la Résurrection. La Science d’aujourd’hui prétend se substituer à l’Eglise pour assurer aux hommes le salut terrestre. Mais elle n’en a pas les moyens : tout d’abord elle n’est pas plus capable de détruire le monde qu’elle n’était présente, sinon par le jugement des anges, lorsqu’il fut créé. Et c’est pourquoi le jardin féerique qu’elle s’efforce de susciter pour masquer le Paradis perdu, dissimule mal un immense et lamentable cimetière dont elle est impuissante a soulever les pierres. Le sucre synthétique fabriqué à haute température à force de dégradation de l’énergie n’est pas à comparer à la fonction glycogénique du foi qui régénère notre corps, ni au miel butiné sur les fleurs par les abeilles. Face à l’Eglise, la science se donne comme une messagère de vie et de joie, mais elle ne sait apporter que la mort et le désespoir.

Louis Massignon. Extrait de L’avenir de la science (de Marcel Moré, adouci (sic) par Louis Massignon en collab avec Brice Parain). Dieu Vivant, cahier 7, liminaire, 1946, pp. 7-16. Repris dans OPERA MINORA III, pp. 790 et 791, PUF, 1963.