1)

Un désordre dont on ne connaît le terme s’observe à présent dans tous les domaines. Nous le trouvons autour de nous comme en nous même, dans nos journées, dans notre allure, dans nos journaux, dans nos plaisirs, et jusque dans notre savoir. L’interruption, l’incohérence, la surprise sont des conditions ordinaires de notre vie. Elles sont même devenues de véritables besoins chez beaucoup d’individus dont l’esprit ne se nourrit plus, en quelque sorte, que de variations brusques et d’excitation toujours renouvelées. Les mots « sensationnels », « impressionnants », qu’on emploie couramment aujourd’hui, sont de ces mots qui peignent une époque. Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui. Notre nature a horreur du vide, - ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux, leurs Idées, au sens de Platon. Cet état que j’appelais chaotique est l’effet composé des œuvres et du travail accumulé des hommes. Il amorce sans doute un certain avenir, mais un avenir qu’il nous est absolument impossible d’imaginer ; et c’est là, entre les autres nouveautés, l’une des plus grandes. Nous ne pouvons plus déduire de ce que nous savons quelques figures du futur auxquelles nous puissions attacher la moindre créance.

2)

Les conditions du travail de l’esprit ont subi le même sort que le reste des choses humaines, c'est-à-dire qu’elles participent de l’intensité, de la hâte, de l’accélération générale des échanges, ainsi que de tous les effets de l’incohérence, de la scintillation fantastique des événements. Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d’affaiblissement que je constate (ou crois constater) dans l’allure générale de la production et de la consommation intellectuelle, que je désespère parfois de l’avenir ! Je m’excuse (et je m’accuse) de rêver quelquefois que l’intelligence de l’homme et tout ce par quoi l’homme s’écarte de la ligne animale, pourrait un jour s’affaiblir et l’humanité insensiblement revenir à un état instinctif, redescendre à l’inconstance et à la futilité du singe. Elle serait gagnée peu à peu à une indifférence, à une inattention, à une instabilité que bien des choses dans le monde actuel, dans ses goûts, dans ses mœurs, dans ses ambitions manifestent, ou permettent déjà de redouter.

3)

Notre monde moderne est tout occupé de l’exploitation toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s’excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l’on n’eut jamais imaginés), à partir des moyens de contenter ces besoins qui n’existaient pas. Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d’après ses propriétés une maladie qu’elle guérisse, une soif qu’elle puisse apaiser, une douleur qu’elle abolisse. On nous inocule donc, pur des fins d’enrichissement, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitation psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipations. Abus de vitesse, abus de lumières, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte, à l’égard de ces puissances et de ses rythmes qu’on lui inflige, à peu prés comme il le fait à l’égard d’une intoxication insidieuse. Il s’accommode à son poison, il l’exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose insuffisante.

4)

J’ai signalé, il y a quelque quarante ans, comme un phénomène critique dans l’histoire du monde la disparition de la terre libre, c'est-à-dire l’occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais, parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre. L’espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. Le temps libre dont il s’agit n’est pas le loisir, tel qu’on l’entend d’ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et se généralise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l’activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi. Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix, pendant laquelle l’être, en quelque sorte, se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues et des attentes embusquées…Point de soucis, point de lendemains, point de pression intérieure ; mais une sorte de repos dans l’absence, une vacance bienfaisante, qui rend à l’esprit sa liberté propre. Il ne s’occupe alors que de soi même. Il est délié de ses devoirs envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines : Il peut produire des formations pure comme des cristaux. Mais voici que la rigueur, la tension et la précipitation de notre existence moderne troublent ou dilapident ce précieux repos. Voyez en vous et autour de vous ! Les progrès de l’insomnie sont remarquables et suivent exactement tous les autres progrès. Que de personnes dans le monde ne dorment plus que d’un sommeil de synthèse, et se fournissent de néant dans la savante industrie de la chimie organique ! Peut-être de nouveaux assemblages de molécules plus ou moins barbituriques nous donneront ils la méditation que l’existence nous interdit de plus en plus d’obtenir naturellement. La pharmacopée, quelque jour, nous offrira de la profondeur.



Paul Valery (extraits du bilan de l’intelligence, conférence prononcée à l’université des annales le 16 janvier 1935. Repris dans Variété III, Gallimard, 1936 et Allia 2011).