…des fédérations entre de petites unités territoriales, ainsi qu’entre des hommes unis par des travaux communs dans leurs guildes respectives, et des fédérations entre cités et groupes de cités constituaient l’essence même de la vie et de la pensée à cette époque. La période comprise entre le Xe et le XVIe siècle de notre ère pourrait ainsi être décrite comme un immense effort pour établir l’aide et l’appui mutuels dans de vastes proportions, le principe de fédération et d’association étant appliqué à toutes les manifestations de la vie humaine et à tous les degrés possibles. Cet effort fut en très grande partie couronné de succès. Il unit des hommes qui étaient divisés auparavant ; il leur assura beaucoup de liberté, et il décupla leurs forces. A une époque où le particularisme était engendré par tant de circonstances, et où les causes de discorde et de jalousie auraient pu être si nombreuses, il est réconfortant de voir des cités, éparses sur un vaste continent, avoir tant en commun et être prêtes à se confédérer pour la poursuite de tant de buts communs. Elles succombèrent à la longue devant des ennemis puissants. Pour n’avoir pas compris le principe de l’entr’aide assez largement, elles commirent elles-mêmes des fautes fatales. Mais elles ne périrent pas par leurs jalousies réciproques, et leurs erreurs ne provenaient pas du manque de l’esprit de fédération.

  • * *

Les résultats de ce nouveau progrès de l’humanité dans la cité du moyen âge furent immenses. Au commencement du XIe siècle les villes d’Europe étaient de petits groupes de huttes misérables, ornés seulement d’églises basses et lourdes, dont les constructeurs savaient à peine comment faire une voûte ; les arts – il n’y avait guère que des tisserands et des forgerons – étaient dans l’enfance ; le savoir ne se rencontrait qu’en quelques rares monastères. Trois cent cinquante ans plus tard, la face de l’Europe était changée. Le territoire était parsemé de riches cités, entourées d’épaisses murailles, ornées elles-mêmes de tours et de portes, dont chacune était une œuvre d’art. Les cathédrales, d’un style plein de grandeur et décorées avec abondance, élevaient vers le ciel leurs clochers d’une pureté de forme et d’une hardiesse d’imagination que nous nous efforçons vainement d’atteindre aujourd’hui. Les arts et les métiers avaient atteint un degré de perfection que dans mainte direction nous ne pouvons nous vanter d’avoir dépassé, si nous estimons l’habileté inventive de l’ouvrier et le fini de son ouvrage plus que la rapidité de fabrication. Les navires des cités libres sillonnaient dans toutes les directions les mers intérieures de l’Europe ; un effort de plus, et ils allaient traverser les océans. Sur de grands espaces de territoire le bien-être avait remplacé la misère ; le savoir s’était développé, répandu. Les méthodes scientifiques s’élaboraient, les bases de la physique avaient été posées, et les voies avaient été préparées pour toutes les inventions mécaniques dont notre siècle est si fier. Tels furent les changements magiques accomplis en Europe en moins de quatre cents ans. Et si on veut se rendre compte des pertes dont l’Europe souffrit par la destruction des cités libres, il faut comparer le XVII siècle avec le XIVe ou le XIIIe. La prospérité qui caractérisait autrefois l’Écosse, l’Allemagne, les plaines d’Italie a disparu ; les routes sont tombées dans l’abandon ; les cités sont dépeuplées, le travail est asservi, l’art est en décadence, le commerce même décline.

Si les cités du moyen âge ne nous avaient légué aucun monument écrit pour témoigner de leur splendeur et n’avaient laissé que les monuments d’architecture que nous voyons encore aujourd’hui dans toute l’Europe, depuis l’Écosse jusqu’en Italie, et depuis Girone en Espagne jusqu’à Breslau en territoire slave, nous pourrions déjà affirmer que l’époque où les cités eurent une vie indépendante fut celle du plus grand développement de l’esprit humain depuis l’ère chrétienne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Si nous regardons, par exemple, un tableau du moyen âge représentant Nuremberg avec ses tours et ses clochers élancés, dont chacun porte l’empreinte d’un art librement créateur, nous pouvons à peine concevoir que trois cents ans auparavant la ville n’était qu’un amas de misérables huttes. Et notre admiration ne fait que croître lorsque nous entrons dans les détails de l’architecture et des décorations de chacune de ces innombrables églises, beffrois, maisons communales, portes des cités, etc., que nous trouvons en Europe, aussi loin vers l’Est que la Bohême et les villes, mortes aujourd’hui, de la Galicie polonaise. Non seulement l’Italie est la patrie des arts, mais toute l’Europe est couverte de ces monuments. Le fait même que parmi tous ces arts, l’architecture, – art social par excellence – a atteint son plus haut développement, est significatif. Pour arriver au degré de perfection qu’il a atteint, cet art a dû être le produit d’une vie éminemment sociale.

L’architecture du moyen âge a atteint sa grandeur, non seulement parce qu’elle fut l’épanouissement naturel d’un métier, ainsi qu’on l’a dit récemment ; non seulement parce que chaque bâtiment, chaque décoration architecturale était l’œuvre d’hommes qui connaissaient par l’expérience de leurs propres mains les effets artistiques que l’on peut obtenir de la pierre, du fer, du bronze, ou même de simples poutres de mortier ; non seulement parce que chaque monument était le résultat de l’expérience collective accumulée dans chaque « mystère » ou métier – l’architecture médiévale fut grande parce qu’elle était née d’une grande idée. Comme l’art grec, elle jaillissait d’une conception de fraternité et d’unité engendrée par la cité. Elle avait une audace qui ne peut s’acquérir que par des luttes audacieuses et des victoires ; elle exprimait la vigueur, parce que la vigueur imprégnait toute la vie de la cité. Une cathédrale, une maison communale symbolisaient la grandeur d’un organisme dont chaque maçon et chaque tailleur de pierres était un constructeur ; et un monument du moyen âge n’apparaît jamais comme un effort solitaire, ou des milliers d’esclaves auraient exécuté la part assignée à eux par l’imagination d’un seul homme – toute la cité y a contribué. Le haut clocher s’élevait sur une construction qui avait de la grandeur par elle-même, dans laquelle on pouvait sentir palpiter la vie de la cité ; ce n’était pas un échafaudage absurde comme la tour de fer de 300 mètres de Paris, ni une simili bâtisse en pierre faite pour cacher la laideur d’une charpente de fer comme le Tower Bridge à Londres. Comme l’Acropole d’Athènes, la cathédrale d’une cité du moyen âge était élevée dans l’intention de glorifier la grandeur de cette cité victorieuse, de symboliser l’union de ses arts et métiers, d’exprimer la fierté de chaque citoyen dans une cité qui était sa propre création. Souvent, la seconde révolution des jeunes métiers une fois accomplie, on vit la cité commencer une nouvelle cathédrale afin d’exprimer l’union nouvelle, plus large, plus vaste, qui venait d’être appelée à la vie.

Les ressources dont on disposait pour ces grandes entreprises étaient d’une modicité étonnante. La cathédrale de Cologne fut commencée avec une dépense annuelle de 500 marks seulement ; un don de 100 marks fut inscrit comme une grande donation ; et même lorsque les travaux approchaient de la fin et que les dons affluaient de plus en plus, la dépense annuelle en argent demeura d’environ 5.000 marks et n’excéda jamais 14.000. La cathédrale de Bâle également fut bâtie avec des ressources aussi modiques. Mais chaque corporation contribuait pour sa part en pierres, en travaux et en inventions décoratives pour leur monument commun. Chaque guilde y exprimait ses conceptions politiques, racontant en bronze ou en pierre l’histoire de la cité, glorifiant les principes de « Liberté, Égalité et Fraternité », louant les alliés de la cité et vouant ses ennemis aux feux éternels. Et chaque guilde témoignait son amour au monument communal en le décorant de vitraux, de peintures, de « grilles dignes d’être les portes du Paradis » comme le dit Michel-Ange, ou en décorant de sculptures en pierre les plus petits recoins du bâtiment . De petites cités, même de petites paroisses, rivalisaient avec les grandes agglomérations dans ces travaux, et les cathédrales de Laon et de Saint-Ouen le cèdent de peu à celle de Reims, ou à la maison communale de Brême, ou au beffroi de l’assemblée du peuple de Breslau. « Aucune œuvre ne doit être entreprise par la commune si elle n’est conçue selon le grand cœur de la commune, composé des cœurs de tous les citoyens, unis dans une commune volonté » – telles sont les paroles du Conseil de Florence ; et cet esprit apparaît bien dans toutes les œuvres communales d’une utilité sociale : les canaux, les terrasses, les vignobles et les jardins fruitiers autour de Florence, ou les canaux d’irrigation qui sillonnent les plaines de la Lombardie, ou le port et l’aqueduc de Gênes, bref tous les travaux de cette sorte qui furent accomplis par presque toutes les cités.

Tous les arts avaient progressé de la même façon dans les cités du moyen âge. Les arts de notre temps ne sont pour la plupart qu’une continuation de ceux qui s’étaient développés à cette époque. La prospérité des cités flamandes était basée sur la fabrication des beaux tissus de laine. Florence, au commencement du XIVe siècle, avant la peste noire, fabriquait de 70.000 à 100.000 panni d’étoffes de laine, qui étaient évalués à 120.000 florins d’or. Le ciselage des métaux précieux, l’art du fondeur, les beaux fers forgés furent des créations des « mystères » du moyen âge, qui réussirent à exécuter chacun dans son propre domaine tout ce qu’il était possible de faire faire à la main sans l’emploi d’un puissant moteur.

Par la main et par l’invention car, pour nous servir des paroles de Whewell :

« Le parchemin et le papier, l’imprimerie et la gravure, le verre et l’acier perfectionnés, la poudre à canon. les horloges, les télescopes, la boussole, le calendrier réformé, la notation décimale ; l’algèbre, la trigonométrie, la chimie, le contre-point (invention qui équivaut à une nouvelle création de la musique) ; toutes ces acquisitions nous viennent de ce qu’on a appelé avec tant de mépris la Période stationnaire ». (History of Inductive Sciences, I, 252). Il est vrai, comme dit Whewell, qu’aucune de ces découvertes n’avait été le résultat de quelque nouveau principe ; mais la science du moyen âge avait fait plus que la découverte proprement dite de nouveaux principes. Elle avait préparé la découverte de tous les nouveaux principes que nous connaissons à l’époque actuelle dans les sciences mécaniques : elle avait habitué le chercheur à observer les faits et à raisonner d’après eux. C’était déjà la science inductive, quoiqu’elle n’eût pas encore pleinement saisi l’importance et la puissance de l’induction ; et elle posait déjà les fondements de la mécanique et de la physique. François Bacon, Galilée et Copernic furent les descendants directs d’un Roger Bacon et d’un Michael Scot, de même que la machine à vapeur fut un produit direct des recherches poursuivies dans les universités italiennes de cette époque sur le poids de l’atmosphère, et des études techniques et mathématiques qui caractérisaient Nuremberg.

Mais pourquoi prendre la peine d’insister sur les progrès des sciences et des arts dans la cité du moyen âge ? N’est-ce point assez de mentionner les cathédrales dans le domaine de l’habileté technique, ou la langue italienne et les poèmes de Dante dans le domaine de la pensée, peut donner immédiatement la mesure de ce que la cité médiévale créa durant les quatre siècles qu’elle vécut ?

Les cités du moyen âge ont rendu un immense service à la civilisation européenne. Elles l’ont empêchée de verser dans la voie des théocraties et des états despotiques de l’antiquité ; elles lui ont donné la variété, la confiance en soi-même, la force d’initiative et les immenses énergies intellectuelles et matérielles qu’elle possède aujourd’hui…

P. Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution (1906)