Depuis la fin du Moyen Âge l’homme s’est trouvé engagé sur la voie de l’autonomie des différentes sphères de son activité créatrice. Au cours des temps dits modernes – qui ont cessé depuis longtemps d’être modernes et sont devenus très anciens – toutes les sphères de la culture et de la vie sociale commencèrent à s’affirmer et à se développer exclusivement selon leurs propres lois, ne s’ordonnant autour d’aucun centre spirituel. Les forces créatrices de l’homme, entravées au Moyen Age, ont pu ainsi s’épanouir. La politique, l’économie, la science, la technique, l’idée nationale, etc., ne veulent plus connaître aucune loi morale, aucun principe spirituel au-dessus de leur propre sphère d’action. Le machiavélisme en politique, le capitalisme en économie, le scientisme dans le domaine de la science, le nationalisme dans la vie des peuples, l’emprise absolue de la technique sur l’homme, tout cela est la conséquence des autonomies en question.

Mais il y a dans le destin de l’homme européen une contradiction fondamentale : l’autonomie des différentes sphères de son activité n’est pas l’autonomie de l’homme lui-même en tant qu’être intégral. De plus en plus, l’homme est devenu l’esclave des sphères autonomes ; celles-ci ne sont pas soumises à l’esprit humain. Ressentant de plus en plus intensément la perte de son intégralité, l’homme éprouve le besoin de se protéger de l’effondrement qui le menace, de la destruction de l’image humaine. D’une part, l’homme européen va vers un néohumanisme ; d’autre part, il veut retrouver l’intégrité dans un système totalitaire d’organisation de toute la vie. Le problème du totalitarisme est plus complexe qu’on ne le pense d’habitude. Le totalitarisme est une tragédie religieuse ; c’est une manifestation de l’instinct religieux de l’homme, de son besoin d’une attitude intégrale face à la vie. Mais par suite de l’autonomie des différentes sphères de l’activité humaine, de la disparition du centre spirituel, c’est le partiel, le fragmentaire qui prétendent à la totalité, à l’intégralité. La science, la politique ont commencé depuis longtemps à émettre de telles pré. tentions. à notre époque, l’économie, la technique, la guerre deviennent totalitaires elles aussi. Par rapport à ces sphères, la science prend un caractère utilitaire. Le marxisme s’efforce de rétablir l’intégralité de l’homme ; il refuse d’accepter l’aliénation de nature humaine intervenue à l’époque du capitalisme. Mais il veut recréer l’homme intégral en partant d’une sphère fragmentaire, autonome : celle de l’économie. Il est soumis à l’économisme de l’époque capitaliste. Aussi, le totalitarisme marxiste est-il un faux totalitarisme, qui ne libère pas l’homme mais l’asservit. Dans sa profondeur, l’homme n’est pas un être essentiellement économique.

Mais les prétentions totalitaires qui ont la plus grande importance sont celles de la technique. La technique ne veut reconnaître aucun principe au-dessus d’elle. Elle est obligée de compter uniquement avec l’État, dont le rôle devient également totalitaire. Le développement extraordinaire de la technique en tant que sphère autonome conduit au phénomène essentiel de notre époque : le passage de la vie organique à la vie organisée. à l’époque technique, la vie des vastes masses humaines, qui exigent la solution du problème du pain quotidien, doit être organisée et réglée. L’homme a été arraché à la nature dans l’ancien sens de ce terme et plongé dans un monde social fermé comme celui que nous voyons dans le marxisme. Et, parallèlement, l’homme acquiert un sens planétaire de plus en plus marqué de la terre. La vie de l’homme est plongée dans les contradictions ; l’homme se trouve en état de déséquilibre. Le pouvoir autonome de la technique est l’expression extrême du royaume de César, un aspect nouveau de ce royaume, qui ne ressemble pas à ceux du passé.

Nicolas BERDIAEV, Royaume de l’Esprit et royaume de César, 1949.