Science et non-violence1



C’est ainsi qu’en 1977, à Ahmedabad, Lanza Del Vasto délivra trois conférences à l’université « Gujarat Vidyapith » dans le cadre d’un séminaire « Science et non-violence ». Cette institution, fondée en 1920 par Gandhi lui-même, faisait partie du programme constructif de la lutte pour l’indépendance. L’enseignement est exclusivement en gujarati, centré sur les langues, les sciences humaines et le travail manuel. Aujourd’hui, elle gère une centaine d’écoles et de centres d’apprentissage dans l’État du Gujarat. Elle forme les enseignants des écoles gandhiennes et la plupart des travailleurs sociaux. Les étudiants doivent filer au moins une heure par jour et porter des vêtements khadi, fabriqués selon des méthodes traditionnelles. Elle abrite un Centre de Recherche pour la Paix qui organise régulièrement des séminaires sur la non-violence et des sujets connexes avec des intervenants du monde entier. La bibliothèque, l’une des plus importantes du Gujarat, contient l’œuvre intégrale de Gandhi et la plupart des documents le concernant, en anglais et dans les langues indiennes tout au moins. Ces trois conférences, dans une langue familière parsemée d’onomatopées, résument sa philosophie, et donc celle de Gandhi, et exposent l’origine des maux qui nous accablent et le moyen d’y échapper. Elles contiennent quelques succulents exemples de l’humour de Lanza. Elles ne doivent pas être considérées comme une œuvre littéraire, mais comme un plaidoyer pour un retour à des principes moraux oubliés par notre société. On y retrouvera quelques-uns des thèmes abordés dans « Unto This Last ». Mais la critique de Lanza est plus radicale. Ici il n’est plus question de richesses ou d’inégalités « justement acquises » qui seraient profitables pour tous. Lanza ne récuse pas seulement la recherche du profit personnel, mais attaque la base de toute la société occidentale moderne : la science et la technique. Il critique d’abord la suprématie de la science comme idéologie absolutiste sans contrôle éthique. L’humanité a progressé et l’homme est devenu plus humain parce que l’influence des sentiments, des intuitions et des émotions sur son esprit s’est accrue. Quand la science moderne n’intègre pas ces éléments constitutifs de l’être humain dans ses méthodes, elle ne conduit pas vers le progrès, mais vers une régression. Et ceci, même si l’objet de l’étude n’est pas directement l’individu. Voici pourquoi Gandhi et Lanza s’y opposent. Aujourd’hui, tous ceux qui critiquent la science en tant que telle, sont accusés de folie et d’esprit rétrograde. Ils sont considérés comme des hérétiques. La société occidentale a supprimé la référence religieuse pour la remplacer par la référence scientifique. Celle-ci est devenue un nouveau Dieu. C’est justement cela que Gandhi et Lanza reprochent à l’esprit moderne. Et bien peu ont été aussi loin dans cette critique.

D’abord, Lanza Del Vasto résume brièvement son parcours :

Je ne savais pas exactement ce que je voulais, mais je savais très bien ce que je ne voulais pas. Après avoir voyagé de tous les côtés, dans toute l’Europe, et bien je me suis converti à ma propre religion — le christianisme et j’ai découvert l’Évangile. Et avec l’Évangile, je suis devenu pauvre. (…) Nous avons fondé la première communauté rurale et gandhienne avec tout ce qui est dans les ashrams gandhiens : méditation, yoga, travail des mains pour tout le monde, décisions par consensus pour tous, règle de vie, rouet, tous les aspects de l’enseignement de Gandhi. (…) Depuis le travail des mains qui vous donne le pain, jusqu’à la prière, il n’y a qu’un seul sens.

Lanza garde le sens de la formule qui frappe et fait mouche :

« Le Prince de ce monde, comme dit l’Évangile de Dieu, a deux cornes : les richesses et le pouvoir. (…) Aujourd’hui, toute chose, tant qu’elle est vendue, est considérée comme morale. » Mais il montre plus profondément qu’une réflexion sur la science ne peut se passer d’une réflexion sur le péché originel :

Le péché de l’homme a été de détourner l’intelligence de la Vérité vers le fruit. Plutôt que d’utiliser votre intelligence pour rester en contact avec Dieu, pour refléter la sagesse de Dieu, la volonté de Dieu, la beauté de Dieu, vous utilisez, nous utilisons, Adam a utilisé son intelligence pour obtenir le fruit et la jouissance. » « Adam, c’est nous, chacun de nous. Et le péché d’Adam est celui que nous faisons tous ; que nous faisons et faisons encore, et continuons à faire chaque jour depuis l’origine. Presque toutes les intentions derrière notre intelligence vont à penser : quel profit j’obtiendrai de ceci ? Si je fais ça, quel bien cela m’apportera-t-il? Quel profit? C’est suffisant, et c’est le péché du monde. Non seulement mon péché personnel, car c’est aussi le vôtre, mais c’est le péché de tout le monde, et donc bien sûr, aussi le mien. C’est un péché différent des autres, qui n’a rien à voir avec la morale. C’est un péché métaphysique, non un péché moral. (…) Maintenant, si nous considérons la science, la science comme la science physique, comme les Occidentaux l’ont développée, et qui est aussi venue ici. La science, qui n’est pas la connaissance, qui n’est pas la sagesse, mais qui est l’observation de la nature, et l’utilisation que vous en faites. Si vous observez cela, que notez-vous ? Comment décririons-nous cette science? C’est le plus formidable renouvellement du péché originel ! Tout le génie que Dieu a donné à l’homme est dirigé vers le profit et le fruit. Avec toute notre intelligence, nous nous efforçons de devenir riches, de passer devant notre voisin, de prendre le pouvoir, d’en profiter. Voilà ce qu’en Occident nous appelons science. (…) Pourquoi les experts de sociologie et d’économie ne résolvent jamais les problèmes sociaux et économiques? Pourquoi parlent-ils toujours en l’air? Pourquoi les utopistes inventent des sociétés qui sont impossibles ? Simplement parce qu’ils ignorent leur propre ignorance. Ils ne connaissent pas le péché originel. Chaque fois que j’en parle, je trouve toujours quelqu’un qui finit par dire : « Mais le péché originel, je ne sais pas ce que ça veut dire et je n’y crois pas. » Je lui dis : « Mon ami, vous êtes comme un poisson. » J’ai un ami parmi les poissons, et c’est un excellent ami. Mais la conversation est difficile avec un poisson, J’ai donc crû avoir trouvé un bon sujet de conversation en parlant de l’eau à ce poisson. Et m’a regardé avec un œil de poisson, il a ouvert sa bouche de poisson, et m’a dit dans son langage de poisson : « L’eau ? Je n’ai jamais vu d’eau. Apporte-moi un peu d’eau. » Et c’est ainsi. Nous sommes si submergés, nous nageons si aisément dans le péché que nous ne remarquons pas que nous sommes dedans. Nous ne savons pas ce que c’est. (…) Quand on a dit à Adam, qu’à cause du péché, il devait gagner son pain à la sueur de son front, il n’était pas très avancé dans la science du bien et du mal. Il a pris une bêche et a commencé à creuser stupidement comme un sous-développé. Et la pauvre Ève a commencé à filer avec un morceau de bois. Ils n’étaient pas très développés. Mais les descendants d’Adam se sont dits : « Nous gagnerons notre pain à la sueur du front de quelqu’un d’autre. » Ainsi fut fait, et ils fondèrent une société. (…) Comment pouvons-nous définir une personne civilisée? C’est une personne qui a trouvé le moyen de ne pas travailler et qui a mis les autres au travail. (…) Les anciens esclaves étaient vendus, mais les nouveaux esclaves se vendent eux-mêmes à l’heure et à la journée. (…) Vous ne pouvez créer une industrie sans salaires. Et le salaire, c’est l’esclavage. L’homme est vendu. Il n’est pas vendu en tant qu’homme, mais son travail est vendu, des heures de sa vie sont vendues pour fabriquer quelque chose, n’importe quoi selon le plaisir et la nécessité. (…) Demander un meilleur salaire, c’est essayer de devenir un esclave gras.

Lanza suit Gandhi dans sa condamnation du machinisme :

Savez-vous quel était le génie de Gandhi? Quand il a vu les trains avec leur grande cheminée, et la reine Victoria et le prince Albert avec leurs gants blancs, il a dit : « L’Occident est perdu. La machine est le signe du péché. » Il a dit cela à la fin du siècle dernier. Il l’a dit. (…) Le monde entier est devenu une machine. La société est une grande machine. Et l’État est la plus grande de toutes les machines, la plus enfumée. Toutes les institutions sont des machines, des pièces de machines. Toutes dépendent les unes des autres, et personne ne dépend de personne. Aucune direction... Pourquoi? Parce que la science a pris la place de la sagesse et de l’adoration. (…)Voulez-vous que je vous parle de l’économie moderne ? En trois minutes. Voyez-vous, j’habite dans une ville, mais j’aime la nature. Aussi le dimanche, je vais dans les champs et je m’assois sur un tas de bois. On y sent l’odeur des vaches. Ce sont des vaches indiennes du Gujarat. Je sors de mon sac une boite de conserve. Je l’ouvre et je peux boire du lait concentré, sucré, pasteurisé et, quel mot merveilleux, homogénéisé. Aucune vache du Gujarat n’a jamais imaginé dans ses rêves qu’elle puisse produire un lait si beau et si frais. Il vient directement d’Australie.

Quelle solution ? La révolution ? Certes non :

En Russie ou en Chine, ils rêvent maintenant de la Grande Révolution française du début du siècle dernier. Ils crient : « Liberté, liberté, je serai libre, nous le serons. » Car la roue tourne. Voilà comment les guerres civiles viennent du péché originel, et non de la haine, ni des mauvais sentiments, ni du sens de la justice, ni de la défense du pauvre, ni des bonnes intentions. Très morales, bien sûr. Vous tuez beaucoup de gens, mais très moralement, avec d’excellentes intentions et certainement un grand amour de l’humanité. Avez-vous rencontré de grands humanistes? J’en ai rencontrés. Pour eux, l’humanité est une déesse avec de si belles formes qu’ils sont en adoration devant elle. Mais quand ils trouvent de si misérables exemples d’humanité comme vous et moi, ils ne les aiment pas. Non, non ! Ni l’épouse, ni le serviteur, ni le fils, ni vous, ni moi ! Non, ils n’aiment pas les êtres humains. Ils les haïssent tous. Ils les méprisent tous et ils les tuent très facilement, très facilement. Avec des sentiments humanitaires, vous pouvez avoir beaucoup de meurtres, des meurtres très moraux bien sûr.

La vraie révolution est spirituelle, essentielle :

La vraie science a son propre but. Elle permet d’être illuminé par la connaissance et l’adoration de Dieu, de voir que la nature est une gloire fortuite du Seigneur, la grâce en chaque détail, en tout et en tout être, et la vie en toute chose.

Et le reste est donne de surcroit.

Le mal dans la science moderne est de chercher la solution d’un problème sur le même niveau que ce problème, alors que la solution est toujours sur un autre niveau. Ainsi vous cherchez une raison économique à une crise économique. Et bien sûr, vous ne la trouvez pas. Ou vous en trouvez beaucoup qui n’expliquent rien, parce qu’il n’y a pas de problème économique. De même, les problèmes politiques n’existent pas. Il y a simplement un problème humain qui comprend tout, qui explique toute chose. (…) Comment pouvons-nous résoudre nos problèmes? Nous ne pouvons pas les résoudre. Nous devons faire l’économie du problème. L’économie du problème est swaraj et swadeshi (autonomie et fabrication locale).




1 Voir Science et non-violence – Trois conférences de Lanza Del Vasto, 1979. Yann Forget, 1993, pour la traduction française.