Le révérend méthodiste américain Daniel Bell est lui aussi un proche de Radical Orthodoxy. Sa thèse, La théologie de la libération après la fin de l’histoire, soutenue en 1998 et publiée en 2001 chez l’éditeur de Radical Orthodoxy, analysait l’imaginaire étatiste et donc l’impasse violente de la théologie de la libération. Belle s’interrogeait également sur le notion de fin de l’histoire développée par Francis Fukuyama comme la victoire du libéralisme politique et économique, le triomphe de la société de consommation occidentale et l’épuisement de toutes les alternatives systématiques viables au libéralisme occidental. Cette fin de l’histoire souvent qualifiée de postmodernité ou d’ultra modernité correspond au nouveau visage d’un capitalisme qui n’hésite pas à s’affirmer brutalement. Nous vivons dans un âge de capitalisme sauvage, d’États répressifs, de populations exclues et d’absence de solutions. L’ère de la technologie du désir, de la biopolitique, du pouvoir disséminé. Le capitalisme est devenu la culture en tant que telle. Et la société civile n’est qu’un espace disciplinaire, un moyen pour orienter le désir vers les fins propres du capitalisme. Mais cette postmodernité, marquée par un certain apolitisme, est aussi une opportunité pour le christianisme. Alors que les idéologies et grands récits sont morts, le sécularisme dévoile son nihilisme – plus rien n’a de sens, et la seule valeur est in fine marchande.

Pour qu’il puisse protéger les hommes et avant tous les pauvres des déprédations du capitalisme, le christianisme doit sortir de la cellule de prison apolitique construite pour lui par la modernité. Ce qu’il faut, c’est un nouveau christianisme social. Et pour cela, encourager l’Église à se reconnaître elle-même comme une réalité complète (sociale, politique, économique) qui peut directement défier le capitalisme et l’État – comme elle a directement défié les tyrannies communistes. Church as polis : affirmer l’Église comme cité manifeste l’action concrète de Dieu dans l’histoire.

Plutôt qu’un élément parmi d’autres de la societe civile, l’Église doit plutôt être une « societe incivile », une societe qui n’écoute pas les sirènes du pouvoir étatique, une societe qui refuse l’invite pressante a n’être qu’un groupe d’intérêts comme un autre au sein de cet espace public domestiqué que l’on nous vend sous le nom de « société civile » et qui n’est que la face sociale de l’État. Une société capable de voir que cette invitation n’est que le moyen subreptice de la discipliner, la censurer, la conformer, de rendre inoffensive la nature intrinsèquement politique de son enseignement et de sa liturgie, dans le but de les intégrer a l’ordre capitaliste.

Quelle est l’alternative au capitalisme ? Bell répond : « L’alternative est évidente : c’est le Royaume de Dieu ! » La politique de l’Église ne culmine pas dans l’État et sa société civile mais dans le Royaume de Dieu. La politique du Royaume ne s’élève à rien de moins que la participation a la vie divine de la Trinite.

Bell insiste beaucoup sur ce que la tradition chrétienne appelle les œuvres de miséricorde ou de charité : donner a manger a ceux qui ont faim et a boire a ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades et les prisonniers, ensevelir les morts – sans oublier, a côté de ces œuvres de miséricorde corporelle, les œuvres de miséricorde spirituelle : conseiller ceux qui doutent, enseigner ceux qui sont ignorants, réprimander les pécheurs, consoler les affligés, pardonner les offenses, supporter patiemment les importuns et prier Dieu pour les vivants et les morts. Vaste programme ! De fait, correctement comprises et pratiquées, ces œuvres de charité personnelles et collectives, à la fois corporelles et spirituelles, constituent l’amorce d’un réordonnancement social et politique conforme au règne de Dieu – un vrai programme d’action révolutionnaire !

Le refus de la politique séculière – y compris des processus démocratiques souvent manipulées à des fins non-démocratiques – n’est pas une forme d’apathie ou de résignation, mais peut être au contraire l’incarnation de la politique de Dieu. Tandis que l’État et la société civile révèlent leur nature de vecteurs de l’ordre capitaliste, l’essor de communautés chrétiennes intégrales peut annoncer l’émergence d’une politique nouvelle, capable de résister au libéralisme triomphant de la fin de l’histoire.

Cf. Denis Sureau, Pour une nouvelle théologie politique (Parole et Silence 2008).