"Une clé et une serrure sont deux choses complexes. Et si une clé correspond à une serrure, vous savez que c’est la bonne clé."

C’est à Notting Hill et à Battersea que j’ai commencé à voir que le christianisme était vrai. La foi a cette élaboration de doctrines et de détails qui affligent ceux qui admirent le christianisme sans croire en lui. Quand une personne a foi en un crédo, elle est fière de la complexité de sa foi, comme les scientifiques sont fiers de la complexité de la science. Cela montre combien elle est riche en découvertes. Si elle est parfaitement juste, c’est un compliment de dire qu’elle est minutieusement juste.

Un bâton peut combler un trou ou une pierre un creux par accident. Mais une clé et une serrure sont deux choses complexes. Et si une clé correspond à une serrure, vous savez que c’est la bonne clé.

Mais cette précision implicite des faits rend très difficile ce que j’ai à faire : décrire cette accumulation de vérités. Il est très difficile à un homme de défendre quelque chose dont il est entièrement convaincu. Ceci est par comparaison facile quand il n’est que partiellement convaincu. Il est partiellement convaincu parce qu’il a trouvé cette preuve-ci ou cette preuve-là de la chose, et qu’il peut l’exposer. Mais un homme n’est pas réellement convaincu d’une théorie philosophique quand il trouve qu’une chose la prouve. Il n’est réellement convaincu que quand il trouve que tout la prouve. Et plus il trouve de raisons convergentes de cette conviction, plus il est dérouté si on lui demande soudain de les résumer. Ainsi, si l’on demande sur un coup de tête à un homme d’intelligence ordinaire « Pourquoi préférez vous la civilisation à l’état sauvage ? », il porterait son regard fiévreusement autour de lui, d’objet en objet, et ne serait capable que de répondre vaguement : « Pourquoi ? Il y a la bibliothèque... et le charbon dans le seau à charbon... et les pianos ...et les policiers ». Car le cas de la civilisation est un cas complexe. Elle a fait tant de choses. Mais cette grande multiplicité de preuves qui devrait rendre la réponse écrasante rend la réponse impossible.

Il y a donc, pour toute conviction certaine une sorte d’énorme impuissance (...).

Tout ce que j’avais entendu de la théologie chrétienne m’en avait éloigné. J’étais un païen à l’âge de douze ans, et un complet agnostique à dix-sept ; et je ne puis comprendre qu’une personne passe l’âge de dix-sept ans sans s’être posé une si simple question(...)

Comme je lisais et relisais tous les rapports que les chrétiens et les anti-chrétiens font de la foi, de Huxley à Bradlaugh, une lente et horrible impression grandit progressivement mais nettement dans mon esprit - - l’impression que le christianisme devait être une chose extraordinaire. Non seulement je compris qu’il avait les vices les plus flamboyants, mais il se trouvait qu’il avait un apparent talent mystique pour combiner des vices qui semblaient se contredire les uns les autres. Il était attaqué de tous les côtés et pour des raisons contradictoires. Un rationaliste n’avait pas plutôt démontré qu’il était trop loin à l’est qu’un autre démontrait tout aussi clairement qu’il était bien trop loin à l’ouest. A peine mon indignation était retombée devant sa forme angulaire et agressive, que j’étais rappelé à nouveau pour remarquer et condamner son énervante et sensuelle rondeur. Au cas où un lecteur n’ait pas rencontré ce dont je parle, je donnerai au hasard des exemples de ces contradictions dans l’attaque sceptique à mesure que je m’en rappellerai. J’en donnerai quatre ou cinq ; il y en a cinquante de plus.

Ainsi par exemple, je fus sensible à une éloquente attaque sur le christianisme comme une chose d’un pessimisme inhumain ; car j’ai pensé (et je pense toujours) que le pessimisme sincère est le péché impardonnable. (...)mais si le christianisme était, comme ces personnes le disent, une chose purement pessimiste et opposée à la vie, alors j’étais prêt à faire sauter la cathédrale St. Paul. Mais la chose extraordinaire est la suivante. Il m’ont prouvé au chapitre premier (pour mon entière satisfaction) que le christianisme était trop pessimiste ; et ensuite, au chapitre deux, ils ont commencé à me prouver qu’il était bien trop optimiste. Une accusation contre le christianisme était qu’il empêche les hommes par des larmes morbides et des peurs, de chercher la joie et la liberté au sein de la nature. Mais une autre accusation était qu’il réconfortait les hommes par une Providence fallacieuse, et les plaçait dans une nursery rose et blanche. Un grand agnostique, lui, demandait pourquoi la nature n’était pas assez belle et pourquoi il était difficile d’être libre. Un autre grand agnostique objectait que l’optimisme chrétien, « le vêtement de la crédulité tissé par des mains pieuses », nous cachait le fait que la nature était laide et qu’il était impossible d’être libre. Un rationaliste avait à peine appelé le christianisme un cauchemar, qu’un autre commençait à l’appeler le paradis d’un fou. Ceci me sidéra ; l’accusation semblait contradictoire. Le christianisme ne pouvait à la fois être le masque noir sur un monde blanc et en même temps le masque blanc sur un monde noir. L’état du chrétien ne pouvait être à la fois si confortable qu’il était un lâche de s’y cramponner et si inconfortable qu’il était un fou d’y rester. S’il falsifiait la vision de l’homme, il devait la falsifier d’une manière ou d’une autre ; il ne pouvait porter des lunettes colorées en vert et en rose en même temps (...)

On doit comprendre que je n’ai pas conclu hâtivement que les accusations étaient fausses ou que les accusateurs étaient fous. J’ai simplement déduit que le christianisme devait être quelque chose d’encore plus étrange et tordu qu’ils ne l’avaient cru. Une chose peut avoir deux vices opposés, mais elle doit être une chose bien étrange s’il en est ainsi. Un homme peut être trop gros à un endroit et trop maigre à un autre ; mais il serait de forme bizarre. A ce point, mes pensées portaient seulement sur la forme étrange de la religion chrétienne ; je ne donnais pas de forme étrange à l’esprit rationaliste.

Voici un autre cas du même genre. Je ressenti qu’une forte objection contre le christianisme résidait dans la charge selon laquelle il y a quelque chose de timide, de monacal, et de non viril dans tout ce qui est appelé « chrétien », et particulièrement dans son attitude contre la résistance et le combat. Les grands sceptiques du dix neuvième siècle furent largement viriles. Bradlaugh de manière expansive, Huxley de manière réticente, furent décidément des hommes. En comparaison, il semblait soutenable qu’il y avait quelque chose de faible et de trop patient dans les conseils chrétiens. Le paradoxe de l’Évangile à propos de « l’autre joue », le fait que les prêtres n’ont jamais combattu, et des centaines de choses ont rendu possible cette accusation que le christianisme était une tentative pour faire de l’homme un mouton. J’ai lu cela, et je l’ai cru, et si je n’avais rien lu de différent, je continuerais d’y croire. Mais j’ai lu quelque chose de très différent. J’ai tourné la page suivante de mon manuel agnostique et mon cerveau en fut tout retourné. Maintenant, je trouvais que je devais haïr le christianisme non pas parce qu’il combattait trop peu, mais parce qu’il combattait trop. Le christianisme, semblait-il, était la mère des guerres. Le christianisme avait inondé le monde d’un déluge de sang. Je m’étais tout à fait fâché contre le christianisme parce qu’il n’était jamais en colère. Et maintenant on me disait de m’emporter contre lui parce que sa colère fut la chose la plus gigantesque et la plus horrible de l’histoire humaine ; parce que sa colère avait trempé la terre et obscurci le soleil(...). Que pouvait signifier tout cela ? Qu’était ce christianisme qui a toujours interdit la guerre et qui a toujours produit des guerres ? Que pouvait être la nature de la chose qui pouvait être maltraitée d’abord parce qu’elle ne combattait pas, puis ensuite parce qu’elle était toujours en train de combattre ? Dans quel monde énigmatique était né ce meurtre monstrueux et cette monstrueuse faiblesse ? La forme du christianisme devenait une forme de plus en plus étrange à chaque instant. (...)

Cela devenait alarmant. Il ne semblait pas tant que le problème soit que le christianisme était assez mauvais pour inclure des vices, mais plutôt de savoir s’il existait un bâton assez bon pour le battre. Encore une fois, que pouvait être cette chose étonnante que les gens étaient si empressés de contredire, que ce faisant, ils ne se préoccupaient pas de se contredire eux même ? J’ai vu la même chose de tous les cotés. Je ne puis donner plus d’espace aux détails de cette discussion ; mais au moins pour qu’on ne suppose pas que j’ai biaisé en sélectionnant des cas accidentels, j’en donnerai brièvement quelques autres.

Ainsi, certains sceptiques ont écrit que le grand crime du christianisme était son attaque contre la famille ; il a traîné des femmes vers la solitude et la contemplation du cloître, loin de leurs foyers et de leurs enfants. Mais, alors, d’autres sceptiques (un peu plus avancés) ont dit que le grand crime du christianisme était de nous forcer à la famille et au mariage ; qu’il condamnait les femmes à la corvée de leur foyer et de leurs enfants, et leur interdisait la solitude et la contemplation. La charge était réellement inversée. Ou encore, certaines phrases des épîtres ou de l’office du mariage, étaient utilisées par les anti-chrétiens car elles démontraient prétendument le mépris pour l’intelligence de la femme. Mais j’ai découvert que les anti-chrétiens eux-mêmes méprisaient l’intelligence de la femme ; car c’était leur grande raillerie contre l’Église, comme quoi « seules des femmes » y allaient. Ou encore, on reprochait au christianisme ses habitudes dépouillées et faméliques ; ses vêtements de sacs et ses pois secs. Mais la minute suivante, on reprochait au christianisme ses splendeurs et son ritualisme ; ses sanctuaires de porphyres et ses robes d’or. On lui reprochait d’être trop terne et trop coloré. Ou encore, le christianisme a toujours été accusé de trop restreindre la sexualité, quand soudain Bradlaugh et Malthus découvrirent qu’il la restreignait trop peu. Il est souvent accusé dans la même lancée de trop grande respectabilité mais aussi d’extravagance religieuse. Entre les couvertures du même pamphlet athée, j’ai trouvé la foi réprimandée pour sa désunion, « l’un pense une chose, un autre pense autre chose », et réprimandée aussi pour son union, « c’est la différence d’opinion qui empêche le monde d’aller aux chiens ».(...)

J’ai souhaité être entièrement exact et je souhaite l’être maintenant. Je n’ai pas conclu que les attaques contre le christianisme étaient toutes fausses. J’ai seulement conclu que si le christianisme était faux, il était très faux. De telles erreurs hostiles peuvent être combinées dans une chose, mais cette chose doit être étrange et singulière. Il y a des hommes qui sont avares, et qui sont aussi dépensiers ; mais ils sont rares. Il y a des hommes sensuels et en même temps ascétiques ; mais ils sont rares. Mais si cette masse de contradictions folles existait réellement : pacifique et assoiffé de sang, trop magnifique et trop râpé, austère et cependant sacrifiant avec absurdité au désir des yeux, ennemi des femmes et leur refuge irraisonné, solennellement pessimiste et stupidement optimiste, si cette chose mauvaise existait, il y aurait dans ce mal quelque chose de suprême et d’unique. Car je n’ai pas trouvé dans mes maîtres rationalistes d’explication pour une si exceptionnelle corruption. Le christianisme (théoriquement parlant) n’était à leur yeux qu’une des erreurs et un des mythes ordinaires des mortels. Ils ne me donnaient aucune clé pour comprendre cette aberration tordue et artificielle. Un tel paradoxe du mal s’élevait à une stature surnaturelle. Il est en effet, presque aussi surnaturel que l’infaillibilité du pape. Une institution historique, qui n’a jamais filé droit, est réellement aussi miraculeuse qu’une institution qui ne peut se tromper. La seule explication qui survint immédiatement à mon esprit fut que le christianisme ne venait pas du Ciel, mais de l’Enfer. Réellement, si Jésus de Nazareth n’était pas le Christ, il devait être l’Antéchrist.

Alors, dans un moment de paix, une étrange pensée me frappa comme un éclair. Il me vint soudainement une autre explication en tête. Supposez que vous entendiez parler d’un homme inconnu par de nombreux autres hommes. Supposez que vous soyez surpris d’entendre que des hommes aient dit de lui qu’il était trop grand, tandis que d’autre l’aient dit trop petit ; que certains aient objecté sa rondeur, et que d’autres se soient lamentés de sa maigreur ; que certains l’aient trouvé trop noir, et que d’autres l’aient trouvé trop blanc. Une explication (comme nous l’avons déjà admis) serait qu’il a une forme étrange. Mais il y a une autre explication. Il doit être de la bonne forme . Les hommes trop grands peuvent le trouver trop petit. Les hommes très petits peuvent le trouver grand. Les hommes vieux prenant de l’embonpoint peuvent le considérer comme insuffisamment gros ; les beaux vieillards qui se dessèchent peuvent trouver qu’il est enflé au-delà des lignes étroites de l’élégance. Peut-être que les suédois (qui ont une chevelure claire ) l’ont ils appelé un homme sombre, tandis que les noirs le considéreront comme distinctement blond. Peut-être qu’en fait cette chose extraordinaire n’est-elle que la chose ordinaire ; tout au moins la chose normale, le centre. Peut-être qu’après tout, c’est le christianisme qui est sain et toutes ses critiques qui sont folles, de différentes manières . J’ai testé cette idée en me demandant moi-même s’il y avait chez ses accusateurs quelque chose de morbide qui pouvait expliquer l’accusation. Et je fus stupéfait de trouver que cette clé correspondait parfaitement à la serrure.

Source : "Orthodoxie". Tiré du chapitre "Les paradoxes du Christianisme"