Alors que tout au long du XIXe siècle la proposition liminaire de cet article était très généralement acceptée par les catholiques (voir Don Félix Sarda y Salvany « Le libéralisme est un péché », Paris 1887), aujourd’hui, chez nombre d’entre eux, la majorité sans doute, demeure vivace une croyance dans un bilan « globalement positif » du libéralisme. Ils veulent croire à la possibilité d’en restreindre les aspects les plus révoltants par une réforme, par une amodiation. Ainsi par son « encadrement » on pourrait en conserver les effets « bénéfiques » : la richesse, tout en limitant ses aspects les plus négatifs : la crise sociale et son potentiel de violence destructrice.

Pourtant ce désir (souvent assez platonique) de « réforme » se heurte au réel, et quel que soit le prix à payer pour chacun de ces cahots, conservant son incroyable pouvoir de transformation, de mutation sociale et culturelle, le libéralisme demeure, inchangé dans ses principes comme dans ces effets.

Le libéralisme est une fiction

Dès ses origines le libéralisme peut à bon droit être regardé comme une fiction (un story telling) destinée à légitimer à posteriori la situation des premiers marchands et des premiers banquiers qui ont prospéré en Europe au cours des XIIIe et XIVe siècles. Cette fiction comporte plusieurs points. Le plus significatif est la croyance en un homme individuel qui, à l’état de nature, est propriétaire des fruits de son travail car il est propriétaire de lui-même. Un tel homme n’a jamais existé, nul ne l’a jamais rencontré et nul ne le rencontrera.

Pour les penseurs libéraux cet homme phantasmatique est à son propre fondement, comme à ceux des institutions politiques et sociales ; d’où la possibilité de modeler celles-ci selon les circonstances, sans frein ni limites autre que son bon vouloir. Corolaire de cette première invention, l’affirmation que cet individu peut, in abstracto, par le seul usage de sa raison subjective, parvenir à la vérité. Affirmation qui est un « copier-coller » de celle du serpent dans le jardin d’Eden. L’usage de cette raison souveraine est également réputée pouvoir apporter la liberté par le barrage qu’elle érigerait contre « l’arbitraire » ; mot codé qui désigne en réalité l’enseignement de l’Eglise.

L’extension de ces conceptions jusqu’à leurs conséquences produira sur le plan personnel un effondrement moral dont la littérature sadienne sera le reflet et, sur le plan des institutions politiques, la Terreur et les colonnes infernales.

Dans le champ de l’économie politique les fictions libérales produiront encore plus rapidement leurs effets pernicieux. Croyance dans la capacité des marchés à réguler la vie économique, égale liberté et capacité des co-contractants, transparences des transactions, autant de concepts vides de toute réalité.

L’histoire, ou plus justement la Providence, n’a d’ailleurs pas manqué d’apporter un démenti cinglant à ces artifices.

Les physiocrates (les premiers libéraux de la science économique) arrivent au pouvoir en France par la personne de Turgot en août 1774 et s’empressent de libéraliser le commerce des grains. Dès le printemps 1775 la « guerre des farines » éclate en Bourgogne, de nombreuses émeutes s’enchaînent du fait de paysans affamés par la spéculation sur les grains. Lorsqu’aujourd’hui les prix montent sur le marché de Chicago (50% de hausse entre mai et juillet 2012 !!) assiste-t-on à une « dérive » ou au contraire au fonctionnement standard des marchés globalisés, opaques et faussés par l’inévitable spéculation ? Nos économistes libéraux auront beau jeu de dire que sur plusieurs mois la situation finit par se stabiliser, mais ceux qui seront morts de faim pendant ces quelques mois, ou sous les balles de la troupe (comme les paysans bourguignons en leur temps) ne pourront jouir de cette hypothétique chute des cours. Il n’est pas inutile à cet égard de rappeler la condamnation sans équivoque de la spéculation par saint Basile de Césarée qui déclarait avec force : « le pain te devient or, le vin se fige en or, la laine se change en or. Nulle satiété, nul terme à son avidité » (Homélie n°6 « Contre les riches »).

La question de la dette

La spéculation est, comme nous venons de le voir, un des deux moteurs principaux de l’économie libérale. L’autre est le prêt à intérêt qui est au cœur de l’activité commerciale et bancaire. Le mécanisme du prêt à intérêt repose en fait sur l’anticipation des bénéfices attendus de l’activité financée et leur appropriation partielle par le financeur lors de la conclusion du prêt. La particularité de cette activité dans l’industrie bancaire consiste dans le fait que le prêteur ne dispose pas de cet argent et qu’il le crée ex-nihilo en ouvrant « une ligne de crédit » au « bénéfice » de l’emprunteur. Les dépôts ne constituent finalement qu’une espèce d’assurance validant l’opération. Cet effet de levier autorise les banques à prêter plusieurs fois le montant des dépôts.

Nous le savons tous, le prêt à intérêt appelé justement usure dans la doctrine catholique, a été condamné avec constance par le magistère. Ainsi Benoit XIV écrivait : « L’espèce de péché qui se nomme usure, et qui a son siège propre dans le contrat de prêt, consiste en ce que celui qui prête, veut qu’en vertu du prêt même (qui de sa nature demande qu’on rende seulement autant qu’on a reçu) on lui rende plus qu’il n’a prêté ; et il prétend en conséquence, qu’outre son capital, il lui est dû un profit à raison du prêt. C’est pourquoi tout profit de cette nature est illicite et usuraire. » (Lettre encyclique « Vix pervenit »).

Malgré cela l’ensemble de l’économie libérale repose sur une telle pratique sans que les catholiques qui y participent ne s’en émeuvent ! Pourtant il s’agit bien là d’une manière de s’approprier le temps ; temps qui n’appartient qu’à Dieu.

Cette généralisation de la dette est une des caractéristiques de l’évolution sociale accélérée dont nous sommes collectivement victimes depuis 1968. Pour les générations précédentes, il y avait quelque chose de déshonorant de souscrire un prêt ! Et en peu d’années, une pratique marginale et réprouvée s’est généralisée, avec comme conséquence la précarisation de la situation de nombreuses familles (En France, le nombre de familles en situation de surendettement a ainsi été multiplié par quatre depuis 1990, de 40 000 à plus de 180 000). Aujourd’hui entreprises, particuliers, Etats, banques elles-mêmes sont endettées et menacent faillite.

Ainsi le libéralisme peut être considéré comme un système de généralisation de la dette, tandis que l’enseignement de Notre Seigneur Jésus Christ repose sur le rachat de la dette, sur la remise de la dette. La prière qu’Il nous a laissée ne demande-t-elle pas : « remets-nous nos dettes comme nous-même avons remis à nos débiteurs » (Mathieu 6,12).

Spirituellement « neutre » c’est à dire anti-chrétien, philosophiquement erroné et mensonger, politiquement et historiquement construit contre l’Eglise catholique, véritable structure de péché par le renfort qu’il apporte aux vices d’égoïsme et d’avarice, structurellement cyclothymique du point de vue économique, le libéralisme ne peut être « réformé ». Il est, à l’inverse de son discours apparent, ennemi de l’homme, de la vérité et de la liberté.

Philippe Conte