« Rien ne serait plus faux que de parler du « personnalisme » comme d’une école ou d’une doctrine. » (Jacques Maritain, La Personne et le bien commun, 1947)

Jacques Ellul (1912-1994) ne fut à proprement parler un « philosophe », mais un hommes libre, un penseur prophétique et un ascète laïc. Un amant passionné de la vérité - et un défenseur intransigeant de l’essentielle liberté de la personne humaine.

Jacques Ellul connut à 17 ans une double conversion : une conversion intellectuelle, à la lecture du Capital de Marx ; une conversion spirituelle, au protestantisme réformé. Une double conversion en tension qu’il n’aura de cesse d’articuler tout au long de sa vie. Lecteur assidu de Marx, de Kierkegaard et de Karl Barth, Jacques Ellul sera l’auteur d’une soixantaine de livres (et de plus d’un millier d’articles), œuvre-vie qu’il classera lui-même en deux catégories, à la fois indépendantes et parallèles : un pan « sociologique » et un pan « théologique ». Bien qu’autonomes, ces deux champs d’investigations se croiseront souvent, notamment autour du grand sujet que travaillera Ellul tout au long de sa vie : la Technique. La Technique, ou l’enjeu du siècle (1954), annoncera son premier livre programmatique, critique sociologique de l’idéologie technicienne, souvent rejointe par une critique théologique de l’idolâtrie technique (Sans feu ni lieu, 1975).

Cette tension féconde, parfois qualifiée de « dialectique », entre « sociologie » et « théologie » sera d’ailleurs reliée dans un de ses derniers livres, Anarchie et christianisme (1987), où les commentaires bibliques inspirent directement le comportement politique. Dans La subversion du christianisme (1984), critiques théologique et sociologique de l’Eglise se rejoignaient également dans une vision « anarcho-protestante » des évolutions ecclésiales. Cependant, le christianisme, s’il a des implications sociologiques ou sociopolitiques, est d’ordre théologique ; et l’anarchisme, s’il a des implications théologiques, est d’ordre sociopolitique. Quelle articulation entre les deux, qui respecterait la raison et la liberté, auxquelles Ellul était prioritairement attaché ?

Ellul est certainement tributaire d’une tradition calviniste relativement « aphilosophique », mais le lien entre critique sociologique et critique théologique dans son œuvre suppose une articulation philosophique, ne serait-ce qu’implicite. Car sa critique sociologique de même que théologique de l’avènement de la modernité technicienne implique une vision de l’homme, et par-là même, de la cité : pour tout dire, une anthropologie qui engendre une philosophie politique.

Or cette anthropologie ellulienne apparaît dès le départ de son œuvre, et immédiatement liée à une philosophie politique, dans ses premiers articles programmatiques parus en 1935-1936 dans le Journal du groupe de Bordeaux des amis d’Esprit puis le Journal du groupe personnaliste de Bordeaux : « Le personnalisme, révolution immédiate », « Fatalité du monde moderne » et surtout « Directives pour un manifeste personnaliste » cosigné avec Bernard Charbonneau . Ces écrits sont concomitants des premiers manifestes personnalistes d’Emmanuel Mounier parus dans Esprit. Jacques Ellul participe à l’aventure d’Esprit et s’inscrit donc dans le bouillonnement intellectuel du personnalisme et ce de que l’on a appelé plus largement « les non-conformistes des années trente » (d’après le livre éponyme de Jean-Louis Loubet Del Bayle) . Ellul rompra d’ailleurs pour des motifs tant intellectuels que personnels avec Mounier et Esprit sans pour autant renier leur personnalisme : c’est justement leurs conceptions théoriques et pratiques du personnalisme qui divergeront jusqu’à la rupture. Son « personnalisme gascon » est tout de suite une anthropologie politique, une pensée de l’homme dans la cité, et se traduit immédiatement en termes sociopolitiques et économiques (fédéralisme, anticapitalisme, antilibéralisme…) : « Ce que nous devons rechercher avant tout, c’est la cité à hauteur d’homme – qui serve l’homme et ne l’opprime pas. » (« Directives pour un manifeste personnaliste »)

C’est ce personnalisme jamais renié qui constitue, dès ces programmes de réflexion et d’action auxquels Ellul consacrera sa vie, son anthropologie et sa philosophie politique. Une anthropologie et une philosophie politique rarement explicites en tant que telles mais qui apparaissent en creux, en négatif, au point d’articulation, à la charnière entre l’œuvre théologique et l’œuvre sociologique, et qui fondent la critique radicale de la modernité technicienne et étatique.

L’homme étant caractérisé par sa liberté (Ethique de la liberté, 1975), il s’agit d’une anthropologie apophatique, qui dit ce que l’homme n’est pas, ne peut pas être, ne doit pas être, d’une philosophie politique apophatique, qui dit ce que la cité de l’homme n’est pas, ne peut pas être, ne doit pas être, d’une philosophie existentielle et contextuelle, donc critique – une philosophie négative dont la critique est la forme. Ellul ne « philosophe » pas ; il pense l’homme dans le monde, dans son monde, moderne en l’occurrence, à partir d’un double lieu : immanent, sociologique ; transcendant, théologique. Penser l’homme et le monde depuis le monde et hors du monde. Ouvrir une brèche, de l’intérieur, et de l’extérieur. Sociologie ; théologie. Anarchisme ; christianisme. Et, troisième terme qui procède des deux autres : philosophie ; personnalisme.

La personne est pour Ellul le lieu de l’unité et de l’unicité, et le personnalisme une philosophie pratique qui renoue avec « la réalisation de toute vocation : retrouver l’unité de l’homme » (« Directives pour un manifeste personnaliste »). La personne est le lieu sociologique et théologique où la liberté s’incarne et prend un visage. La personne, c’est la liberté incarnée et la chair libérée – double paradoxe à la jonction, à la jointure du sociologique et du théologique.

Falk van Gaver

Pour aller plus loin :

Serge Latouche, Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien, Le Passager clandestin, 2013, 108 p., 8€

Jacques Ellul, Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?, La Petite vermillon, La Table ronde, 2013, 254 p., 8,70€

Hériter d’Ellul, La Petite vermillon, La Table ronde, 2013, 194 p., 7,10€