Si la propriété est une garantie de la liberté et de l’indépendance de l’homme, de tous les hommes, l’existence d’un prolétariat privé de propriété est inadmissible. Mais le bourgeois ne veut l’indépendance et la liberté que pour lui-même, et il ne connaît pas d’autre liberté que celle que lui assure la propriété. Celle-ci remplit en effet une double fonction: elle peut être une garantie de la liberté et de l’indépendance, mais elle peut aussi faire de l’homme un esclave du monde matériel, du monde des objets. La propriété perd de plus en plus son caractère individuel. Telle est l’action de l’argent, ce grand facteur de l’esclavage de l’homme et de l’humanité. L’argent est le symbole de l’impersonnel, il rend possible l’échange impersonnel de toute chose contre n’importe quelle chose. Mais même en tant que propriétaire le bourgeois perd son nom propre et devient un anonyme. Dans le royaume de l’argent, dans les livres de comptabilité des banques, on ne trouve que des chiffres, derrière lesquels les noms des propriétaires disparaissent. L’homme s’éloigne de plus en plus du monde réel, pour se perdre dans un monde fictif. Le règne de l’argent est doublement affreux, car son pouvoir ne constitue pas seulement une offense pour le pauvre et le non-possédant, mais fait de l’existence humaine une fiction, quelque chose de spectral. Le règne du bourgeois aboutit à la victoire de la fiction sur la réalité. Or la fiction constitue l’expression extrême de l’objectivation de l’existence humaine. Contrairement à ce qu’on pense généralement, la réalité est l’attribut non de l’objectif, mais du subjectif. La primauté revient au sujet, et non à l’objet. Que la propriété soit en mauvaise posture, c’est ce qui ressort déjà du fait que les gens se sentent mal à l’aise toutes les fois qu’il est question d’argent et de propriét

Nicolas Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, 1939.