Dans le travail industriel, l’ouvrier n’a rien à mettre de lui-même, et on aurait même grand soin de l’en empêcher s’il pouvait en avoir la moindre velléité ; mais cela même est impossible, puisque toute son activité ne consiste qu’à faire mouvoir une machine, et que d’ailleurs il est rendu parfaitement incapable d’initiative par la « formation » ou plutôt la déformation professionnelle qu’il a reçue, qui est comme l’antithèse de l’ancien apprentissage et qui n’a pour but que de lui apprendre à exécuter certains mouvements « mécaniquement » et toujours de la même façon sans avoir aucunement à en comprendre la raison ni à se préoccuper du résultat, car ce n’est pas lui, mais la machine, qui fabriquera en réalité l’objet ; serviteur de la machine, l’homme doit devenir machine lui-même, et son travail n’a plus rien de vraiment humain, car il n’implique plus la mise en œuvre d’aucune des qualités qui constituent proprement la nature humaine (1).



Tout cela aboutit à ce qu’on est convenu d’appeler, dans le jargon actuel, la fabrication « en série » dont le but n’est que de produire la plus grande quantité d’objets possible, et des objets aussi exactement semblables que possible entre eux et destinés à l’usage d’hommes que l’on suppose tous semblables également; c’est bien là le triomphe de la quantité, comme nous le disions plus haut, et c’est aussi, et par là même, celui de l’uniformité. Ces hommes réduits à de simples « unités » numériques, on veut les loger, nous ne dirons pas dans des maisons, car ce mot même serait impropre, mais dans des « ruches » dont les compartiments seront tous tracés sur le même modèle et meublés avec ces objets fabriqués « en série » de façon à faire disparaître, du milieu où ils vivront, toute différence qualitative; il suffit d’examiner les projets de certains architectes contemporains (qui qualifient eux-mêmes ces demeures de « machines à habiter »), pour voir que nous n’exagérons rien ; que sont devenus en tout cela l’art et la science traditionnels des anciens constructeurs et les règles rituelles présidant à l’établissement des cités et des édifices dans les civilisations normales ? Il serait inutile d’y insister davantage, car il faudrait être aveugle pour ne pas se rendre compte de l’abîme qui sépare de celles-ci la civilisation moderne, et tout le monde s’accordera sans doute à reconnaître combien la différence est grande ; seulement, ce que l’immense majorité des hommes actuels célèbrent comme un « progrès », c’est là précisément ce qui nous apparaît tout au contraire comme une profonde déchéance, car ce ne sont manifestement que les effets du mouvement de chute, sans cesse accéléré, qui entraîne l’humanité moderne vers les « bas-fonds » où règne la quantité pure.



(1) On peut remarquer que la machine est, en un certain sens, le contraire de l'outil et non point un « outil perfectionné » comme beaucoup se l'imaginent, car l'outil est en quelque sorte un « prolongement » de l'homme lui-même, tandis que la machine réduit celui-ci à n'être plus que son serviteur ; et si l'on a pu dire que « l'outil engendra le métier », il n'est pas moins vrai que la machine le tue ; les réactions instinctives des artisans contre les premières machines s'expliquent par là d'elles-mêmes.



René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chap. VIII : Métiers anciens et industrie moderne, 1945.