Dès l'apparition du christianisme, se sont développés des hérésies, des religions et des idéologies qui ont prétendu le dépasser ou le supplanter. La postmodernité est-elle l’ultime postchristianisme ?

Depuis l’apparition du christianisme à partir de la Judée, de la Samarie, de la Galilée et de la Décapole au premier siècle de notre ère, il n’y a pas une seule région, une seule religion du monde qui n’ait été touchée par la prédication de l’Evangile. La christianisation du globe terrestre – à distinguer de sa conversion, loin s’en faut – a été complète – qu’elle soit directe ou indirecte. Cela ne veut pas dire que l’annonce personnelle de l’Evangile ait été faite à chaque personne, mais que chaque culture a été confrontée – et souvent affrontée – au christianisme. Et cette évangélisation a été souvent très précoce – comme l’ont montré de nombreux travaux, dont ceux de Pierre Perrier et d’Edouard-Marie Gallez dont les lecteurs de la Nef sont familiers. Ainsi que l’ont confirmée des découvertes archéologiques et philologiques récentes, c’est beaucoup plus tôt qu’on ne le croit que le christianisme s’est étendu en Asie, dès les premiers siècles – qu’il soit orthodoxe, schismatique ou hérétique. Ainsi l’Eglise de Perse, dite « nestorienne », étaient présentes à la cour de l’empereur de Chine ainsi qu’en Mongolie dès le 7e siècle, depuis la haute Asie jusqu’à l’Indochine et l’Insulinde : il existait déjà à cette époque un évêché sur l’île indonésienne de Sumatra et un métropolite « pour le pays des Tibétains ». On sait également l’ancienneté des chrétientés indiennes, qui font remonter leur fondation à l’apôtre Thomas. Il y a ainsi eu, entre dialogue et persécutions, des interactions, des rivalités et des influences de toutes les religions asiatiques avec le christianisme – qu’il s’agisse de l’hindouisme, du bouddhisme, du confucianisme ou du taoïsme. Mais également du mazdéisme, du zoroastrisme et autres doctrines orientales.

Un monde postchrétien

Mais c’est avec les Temps modernes que l’expansion du christianisme devient totale – il n’est pas un coin reculé de la mappemonde que les missionnaires n’aient pas visé – avec plus ou moins de succès. Toutes les cultures ont été touchées plus ou moins directement par le christianisme – et avec un bonheur variable. Ainsi le monde dans lequel nous vivons n’est en rien un monde préchrétien – même en ce qui concerne les religions et cultures apparues avant le christianisme. Il y a certes de nombreux éléments préchrétiens qui subsistent au sein des cultures christianisées, et même des civilisations préchrétiennes qui existent, comme l’Inde, la Chine ou le Japon, mais elles ont à se positionner vis-à-vis du christianisme et parfois se sont même refondées contre lui. Ainsi l’unification étatique, shogunale puis impériale, du Japon s’est faite à partir du 16e siècle dans l’opposition au christianisme et la persécution systématique des chrétiens – bouc-émissaire qui permit l’élaboration de l’idéologie nationale et religieuse shinto. Cette confrontation constitutive est également percevable dans l’aire culturelle chinoise – que ce soit en Chine ou au Vietnam, où le christianisme a d’abord été persécuté au nom du confucianisme local avant de l’être au nom d’une idéologie d’importation typiquement antichrétienne et postchrétienne – et dérivée du christianisme -, le communisme et plus précisément le marxisme-léninisme. L’Inde contemporaine, où l’hindouisme en crise, confronté à la modernité, cherche pour partie à refaire son intégrité et son unité dans l’antichristianisme, est une illustration frappante de notre propos. Par ailleurs, dès les temps du tout premier judéo-christianisme – et les écrits de saint Paul et saint Jean sur les « faux prophètes » et les « antichrists » en témoignent – des hérésies ont surgi. Ces christianismes dissidents, dénoncés par des Pères de l’Eglise comme saint Irénée de Lyon au 2e siècle sous le nom de « gnose pseudonyme » (c’est-à-dire « connaissance au nom menteur ») sont les tous premiers postchristianismes en tant que tels : issus du christianisme et prétendant le dépasser par une sagesse supérieure – théorique et/ou pratique, individuelle et/ou collective. A cet égard, comme l’a analysé Edouard-Marie Gallez dans son dernier livre , l’islam est l’un des plus formidables postchristianismes apparus dans l’histoire : un postchristianisme qui est toujours nécessairement un antichristianisme. L’islam prétendant par le Coran assumer et clôre la pleine révélation de Dieu – précédemment falsifiée par les juifs et les chrétiens ; l’islam, recyclant dans le Coran des éléments bibliques et chrétiens mais en en subvertissant radicalement le sens, est typiquement un postchristianisme religieux. C’est un postchristianisme qui a réussi, là où beaucoup d’autres ont échoué - comme le manichéisme né au 3e siècle et qui tenta une synthèse du zoroastrisme, du bouddhisme et du christianisme. Et Mahomet, « Sceau des Prophètes », est, sans polémique aucune, un archétype de l’ « Antéchrist » - rival mimétique et figure antithétique du Christ. L’islam, conjuguant non sans tensions gnosticisme spirituel et messianisme temporel, est comme le paradigme historique de tout postchristianisme.

Un postchristianisme au carré

C’est de cette prétention au dépassement du christianisme, au métachristianisme, que la modernité – sortie de la chrétienté dans tous les sens du terme – procède – avec la permanence désormais sécularisée de la polarisation des premières hérésies entre gnosticisme et messianisme, que l’on retrouve dans la plupart des couples conceptuels de l’époque moderne : individualisme/collectivisme, matérialisme/idéalisme, libéralisme/étatisme, capitalisme/communisme, etc. Dans toutes ses conceptions, la modernité est donc un postchristianisme typique, un messianisme temporel qui prétend faire le salut de l’homme ici-bas et par lui-même, que ce soit via la promotion de la liberté immédiate de l’individu ou dans la construction du bonheur futur des masses. Si la modernité, antichristianisme en rivalité mimétique avec le christianisme, conservait une relation ambiguë avec ce dernier – entre rivalité et mimétisme justement La postmodernité, ou ultramodernité, ou modernité tardive, qui est dans tous les sens du terme la fin de la modernité, son apogée, son climax, est le dépassement de la modernité par elle-même qui en finit avec les derniers résidus de culture préchrétienne, chrétienne et postchrétiennes encore entachés de christianisme. Si la modernité est un postchristianisme et un antichristianisme, la postmodernité est un postchristianisme et un antichristianisme au carré – ou mis à nu. Elle est l’autorévélation de « l’esprit qui toujours nie », un triomphe de l’athéisme pratique, un triomphe pratique de l’athéisme. La postmodernité est l'aboutissement cancéreux de la modernité. C'est l'apogée du libéralisme intégral, du relativisme total, qui commence à se dévorer lui-même après avoir dévoré tout ce qui l'entourait. La postmodernité est le révélateur du nihilisme essentiel du projet moderne. En ce sens notre temps est proprement apocalyptique – celui d’un dévoilement. Si la modernité se définit comme humanisme, la postmodernité se définit, ouvertement ou non, comme posthumanisme. D'où l’émergence de l’homosexualisme, du transsexualisme, du transhumanisme, etc., qui sont autant de posthumanismes typiquement postmodernes : les théories de la déconstruction, du gender, du queer, du transhumanisme et de l’antispécisme sont les idéologies typiques de la postmodernité. En ce sens, la postmodernité, achèvement de la modernité, est radicalement déliée du christianisme et radicalement opposée à lui. Il n’y a guère de terrain d’entente à travers un humanisme partagé, intégral ou non, qui serait la zone de recoupement des cultures moderne et chrétienne. Il n’y a plus d’ambiguïté possible non plus – et c’est sans doute une bonne nouvelle.

La postmodernité – et après ?

Un retour à la modernité, une « réaction » moderne (rationaliste, jacobine, républicaine, laïque, humaniste...) contre la postmodernité est vouée à l'échec car impossible : la postmodernité étant le dénouement inéluctable du projet moderne - le moment où il se retourne contre lui-même et se dévoile en son néant. La métamodernité - le dépassement de la modernité - se fera donc soit par l'extension de la postmodernité (à la fois postchristianisme et posthumanisme) soit par une alternative - celle du christianisme, non pas moderne, non pas antimoderne, non pas postmoderne, mais métamoderne - au-delà de la modernité en stade de décomposition postmoderne. Il ne s'agit donc pas de guérison avec les moyens du bord que seraient des cataplasmes humanistes modernes mais d'acceptation de la postmodernité comme mort de la modernité et possibilité de dépassement. C’est ainsi que Pilate, sceptique, pratique, agnostique, permet la Résurrection… Formidable dissolvant du projet moderne d’autoréalisation de l’homme, la postmodernité est le grand défi auquel le christianisme doit s’affronter – à la fois un risque et une chance. Elle est un risque car cette autodestruction de la modernité emporte avec elle tout l’héritage classique, humaniste et chrétien. Elle est une chance en ce sens qu'elle dégage le terrain pour tout reconstruire. Et permettra peut-être l'émergence d'une politique nouvelle, dont les axes pourraient s’appeler personnalisme, subsidiarisme, etc. Il n'y a rien à garder proprement de la postmodernité en soi, car elle n'est précisément rien en soi. Mais il y a des tendances sociopolitiques et culturelles postmodernes ou issues de la postmodernité qu'il convient justement d'évangéliser : écologisme, altermondialisme, etc. Notre monde est donc nécessairement chrétien – qu’il soit chrétien, antichrétien ou postchrétien. C’est un monde du christianisme, d’après le christianisme, souvent contre le christianisme – tout contre, pour paraphraser Sacha Guitry. Un monde qui ne fera pas l’économie d’une nouvelle évangélisation.

Falk van Gaver

Paru dans La Nef