Dans toutes les grandes villes du monde se découvre une humanité tirée à des millions d’exemplaires et comme créés en série: même coiffure, mêmes vêtements, même allure imposée par la mode. Et davantage, même imagerie mentale tirée des illustrés et des films; même vocabulaire emprunté aux quotidiens; mêmes slogans politiques, mêmes raisonnements élémentaires et mêmes chansons. Mais précisément cette uniformité des apparences ne suffit pas à créer une culture. Celle-ci s’enracine dans l’être de l’homme. Est cultivé l’homme dont la vie intérieure est unifiée à partir d’un principe vital qui est pour lui une structure, l’homme chez qui la pensée, l’activité, le jugement moral, les puissances sensibles et affectives se fondent sur une image intérieure qui les détermine. Cette structure intérieure consistante et stable n’existe pas chez l’homme moderne. La première répercussion de la civilisation technique est d’avoir dépersonnalisé l’homme, d’avoir confisqué son espace intérieur. L’homme moyen d’aujourd’hui fuit la solitude et le recueillement; il se réfugie dans le bruit, celui de la rue et celui de la télévision. Il est peu capable d’attention, dévoré par l’agitation et l’instabilité. De là l’absence d’originalité dans le jugement, la diminution de la liberté, prisonnière des instincts et des pressions sociologiques: impuissant à communiquer à un niveau personnel un peu profond, l’homme est comme un atome séparé et clos, ce qui fait obstacle à la formation d’une véritable communauté humaine. Et mentionnons pour terminer le point le plus révélateur de l’instabilité profonde de l’homme contemporain, celui qui traduit le mieux son absence de structure. Il a été signalé par Karl Stern, dans La Troisième Révolution. C’est le manque d’équilibre, chez l’homme technique (homo technicus), entre l’esprit contemplatif qui se nourrit du mystère de l’être accueilli dans le silence et la raison qui entreprend et fabrique. Le sceptique moderne redoute et déteste la contemplation. Il est devenu un rationaliste militant qui ne croit qu’au progrès technique.

Pierre Angers. Problèmes de culture au Canada français, Éditions Beauchemin, 1960