La réalité c’est d’abord le fait qu’il n’y a pas une machine mais des centaines qui entourent l’homme et créent autour de lui un monde nouveau. Si l’homme peut prétendre être maître d’une machine, et même de chacune des machines considérées successivement, peut-il prétendre être le maître de l’ensemble technique dont chaque machine est une pièce? Le conducteur d’auto a un accélérateur, un débrayage, un frein, un volant,etc, sa disposition. Il peut se dire qu’il est maître de l’un et de l’autre de ces instruments; mais le problème n’est pas là: il s’agit d’être maître de la combinaison entre ces éléments, c’est seulement en manipulant l’un par rapport à l’autre que l’on conduit l’auto. Il en est de même pour la société technicienne: ce n’est pas une machine plus une, plus une, etc, c’est de leur combinaison qu’il s’agit. Or, cette combinaison, ce complexe mécanique et technique, qui le possède? Quand un ouvrier est obligé de fournir tel rythme de travail et tel horaire à cause de la machine, peut-on dire qu’il en est le maître? Peut-être pas! Mais le patron… le patron? S’il a adopté cette machine, c’est parce qu’elle est le dernier mot du progrès technique. Il n’est pas davantage maître de la choisir ni d’en modifier l’usage: cet usage est dicté par la structure interne de sa société et par l’apport en matière première venant d’autres machines et par l’appel d’emploi de la machine qui suit. L’enchevêtrement de toutes ces machines, celles des usines et celles des transports, celles des bureaux et celles des distractions, celles de la nourriture, celles de l’hygiène et celles de l’information, fait que l’ensemble de la société en est modifié, que l’échelle des valeurs, les processus de jugements, les modes de vie, les comportements en sont modifiés, et qu’il n’est aucun centre exact où l’homme puisse prétendre se saisir en toute indépendance de la machine (laquelle?) pour l’utiliser à son gré! De toute façon, si l’homme utilise la machine, c’est à l’intérieur d’une société déjà modifiée, transformée par la machine, indépendamment de la volonté, de la décision de l’homme. Qui plus est, prenons au moins conscience de ce que l’homme lui-même est déjà modifié par la machine. Ce ne sont pas seulement les formes sociales et les institutions et les rapports sociaux: l’homme dans sa vie affective, dans ses intentions et ses projets, dans ses jugements et préjugés, dans ses habitudes et comportements, dans ses besoins et sa pensée, est modifié, qu’il le veuille ou non, qu’il en ait conscience ou non, du simple fait qu’il vit dans un milieu mécanique et en proie à la logique des machines.

Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, 1966.