DU PRINCIPE DE CONTRADICTION

Que se passe-t-il alors lorsque le dispositif paternel n'est plus là pour mettre le holà, pour dire simplement à l'enfant (et à la mère) ce n'est pas possible ? Que se passe-t-il lorsque la pratique sociale et maternelle, approuvée par le droit, pousse l'enfant dans cette voie d'identification au désir de la mère ? Il se passe que la normativation sexuelle n'est plus gouvernée par la dialectique familiale classique des identifications à l'autre sexe mais est livrée à l'aléatoire du désir maternel, voie imprévisible, incontrôlable parce qu'elle dépend du bon ou du mauvais vouloir de celle-ci. Si la mère a gardé quelques principes reçus de sa propre éducation, ce qui doit encore arriver malgré tout assez souvent, quelque chose de la négation de ce phallus imaginaire peut être transmis. Mais si la mère est structurée suivant le type catastrophique postmoderne, type de plus en plus répandu de jeunes femmes psychorigides et follement avides, pleurnichardes et totalement indifférentes à autrui, l'enfant est poussé sur la voie d'une construction psycho-informe. De sorte que les filles de ces mères adoptent le modèle phallocentrique maternel et que les garçons épousent le style petit garçon des hommes postmodernes par lequel ils choisissent pour la vie de servir la jouissance de maman. Impitoyable déconstruction du masculin et du féminin.

Déconstruction qui ouvre à toutes les insatisfactions. Et pour l'enfant ouvre à toutes les difformités. Position que nous pouvons qualifier d’incontrôlable dans la mesure où elle met la mère en situation de désirer sans limite ce qu'elle n'a pas et son enfant en position de se faire pour elle ce dont elle manque – c'est-à-dire en position d'être ce qui n'est pas. Qu'il ne soit pas possible d'être ce qui n'est pas, pas plus que d'avoir ce qu'on n'a pas, est un principe de bon sens. Mais plus que de bon sens, il faut savoir reconnaître ce principe pour ce qu'il est, à savoir un fondement civilisateur, un fondement de raison puisqu'il n'est autre finalement que le principe de contradiction .

La mère et l'enfant ne peuvent trouver en eux-mêmes la formulation d'un tel principe – c'est ce que Freud exprimait à sa manière en disant que l'inconscient ne connaît pas la négation. Avoir ce qu'on n'a pas, être ce qu'on n'est pas, désigne en effet un horizon de jouissance impossible dont l'inceste mère-fils dessine la figure limite. Il y a donc nécessité que leur soit fournie par un arrangement externe une formule de séparation, quelque chose qui dise ce que d'eux-mêmes ils ne peuvent voir. Traditionnellement, c'est à cela que répondait le dispositif paternel, résumé dans la fiction juridique de puissance paternelle.

La puissance paternelle était puissance de négation, elle disait que ce qui n'est pas ne peut pas être. Elle disait par exemple à la mère : tu ne peux pas manger ton enfant ; et à l'enfant : tu ne peux pas coucher avec ta mère. Elle disait : ceci n'est pas, et du même coup elle introduisait à ce qui est, autrement dit elle introduisait à la question de l'être. C'est ainsi qu'elle inscrivait dans la parole le principe de contradiction comme principe fondamental du monde des fils. Remarquons qu'elle introduisait ce principe comme premier principe, avant même le principe d'identité. Datons de 1970 en France l'acte officiel d'abandon de la notion juridique de puissance paternelle, ce qui équivaut à l'acte officiel, politique, de l’abandon du primat du principe de contradiction. Mais bien sûr, les frères avaient préparé cette affaire depuis belle lurette. Dans le monde des frères (mais sans père) le premier principe est devenu le principe d'identité.

L'enjeu est de savoir qui a le droit de dire : je suis qui je suis. Dans le monde des fils, il n'y en a qu'un qui dise je suis qui je suis et c'est Dieu. Dieu dit cela à Moïse en deux temps, et d'abord il envoie Moïse aux israélites pour leur dire : dis-leur que Je suis qui je suis t'a envoyé . Plus tard au Sinaï, il l'envoie de nouveau pour leur donner la Loi, envoi de second temps qu'on peut formuler ainsi : dis leur qu'on ne peut être ce qu'on n'est pas ni avoir ce qu'on n'a pas . Voilà qui éclaire le dispositif paternel, et qui nous explique comment il a pu hiérarchiser les grands principes de raison. C'est bien que dans le monde des fils, il n'y a de père que Dieu et qu’à Lui seul est réservé le principe d'identité comme premier principe – il est le seul dont on peut dire qu'il est ce qu'il est, le seul également qui peut dire que nous ne pouvons être ce que nous ne sommes pas ni avoir ce que nous n'avons pas.

A partir de cette référence d’un tiers symbolique surplombant, le dispositif paternel peut se résumer ainsi : il fournit ce fameux symbole de la négation qui introduit dans sa brièveté et sa simplicité le principe de contradiction pour le placer fort correctement dans la hiérarchie des principes de l’être. C’est précisément parce qu’il perd la capacité d’énoncer correctement un jugement d’existence du type ceci n’est pas (par lequel s’ouvre la possibilité du jugement affirmatif ceci est) que l’enfant postmoderne devient psycho-informe. Son jugement se réduit à un pseudo-jugement d’attribution construit sur des apories subjectives allant du choix individuel d’utilité (le choix de bébé : ça c’est bon, ça c’est pas bon), à la dénégation (ça je ne veux pas le savoir), de la frustration (ce n’est pas ça que j’attendais, c’était autre chose) au déni pervers de la réalité (ça existe puisque ça me convient, ou vice versa ça n’existe pas puisque ça ne me convient pas). Dans cette constellation imaginaire, rien d’autre qu’une pénalisation accrue du lien social qui permette de résister à la poussée mortifère des je veux jouir.

Jean-Louis Bolte Texte paru dans la revue Contrelittérature, 2002.