LE PHALLOCENTRISME MATERNEL

Dans le nouveau mode de jouissance, le mode utilitariste du monde des frères (mais sans père), mode dérégulé du jouir plus, le principe normatif est désormais la loi du désir de la mère, principe de l’inhumanité d’aujourd’hui, préparatoire à l’inhumanité ultime.

Remarquons en effet que par un effort continue des frères, effort obstiné et de longue date, toujours poursuivi de nos jours, quelque chose du désir humain à été rabattu, plié à la stricte dimension corporelle, c'est-à-dire subordonné au sensationnisme qui depuis Locke a imposé à peu près universellement l'idée fraternitaire suivant laquelle ce qui peut nous venir à l'esprit n'est jamais que d'origine charnelle. Dans le monde des fils, le désir se trouvait avoir deux dimensions incompatibles, tendance selon la chair et tendance selon l'esprit, comme dit Saint Paul . Sarx, la chair, s’étendant pour Saint Paul aussi loin que s’étendent le corps, le langage et plus généralement ce qu’il appelle le monde – le monde en tant qu’il s’arrête, de façon fort moderne, au seuil de l’être. Désir selon la chair – s'il faut trouver une origine à la théorie freudienne de la sexualité c'est d'abord dans cette vision, disons matérialiste, d'un désir se donnant comme objet ce qui choit du corps maternel. Et c’est ainsi que la théorie de la sexualité s'applique parfaitement dans le monde des frères parce qu'elle fournit à ce monde le cadre d'explication conforme à ses orientations sensationnistes.

Mais c'est aussi parce qu'elle est vraie dans la logique de ce monde qu'elle en révèle le ressort de jouissance. C'est parce que le manque humain n’a désormais d’autre issue que la carnification du corps et du monde, que Freud nous éclaire le dessous des cartes fraternitaires. Il nous révèle d’abord que pour le petit enfant « il y a bien un masculin mais pas de féminin ; l'alternative est : organe génital mâle ou châtré ». Mais ce qu’il dit de plus avec sa théorie de la sexualité, c'est que le manque qui à la fin vient structurer le désir chez les frères vient en quelque sorte naturellement se figurer dans ce phallus manquant de la mère. Il y a donc primat du phallus, mais cela ne signifie pas primat du patriarcat : c’est le phallus de la mère qui prime. De sorte que nonobstant les dénégations de la petite fille qui se cache derrière chaque soeur du monde des frères, le phallocentrisme sous lequel le monde des frères (mais sans père) suffoque est bien le phallocentrisme maternel.

Trait fondateur du féminisme contemporain, la femme, par exemple chez Simone de Beauvoir, se définit négativement comme la mère qu’elle refuse d’être. Mère, non-mère à la rigueur, la femme ici ne peut être saisie que du point de vue de l’enfant – l’enfant qu’elle a été, celui qu’elle « désire » (qui la fait jouir) ou celui qui entrave sa jouissance (dont elle avorte) – c’est l’enfant qui commande en elle. Si on pouvait la saisir autrement que comme mère de cet enfant de la jouissance, on pourrait dire qu’elle désire selon l’esprit, qu’elle jouit selon l’esprit. Mais bien au contraire, à force de se chercher un ailleurs de jouissance qui la ferait femme, ailleurs dont elle ne veut pourtant pas (elle s’y refuse fraternitairement), elle a fini par retomber tout entière, et fort lourdement, sur son enfant, son enfant qui s'est révélé le seul ailleurs dans lequel elle pouvait, cette jouissance, la trouver. Le pauvre enfant, enfant postmoderne, s'en trouve évidemment fort mal. A la fois idole, esclave et tyran (impitoyable sauvage à l’occasion), souffre-douleur et enfant-roi, le pauvre enfant est en proie à la passion phallique dérégulée du féminal-socialisme.

Car voici cet enfant happé par le désir de sa mère, sa mère qui a l'air malgré tout de s'intéresser à autre chose qu'à lui, qui va, qui vient, se fait belle et s'en va ici ou là, avec ce quelque chose qui l'attire là-bas – ce quelque chose que lui, l'enfant, aimerait être pour elle, pour être tout pour elle –, happé par ce désir d’un ailleurs qui, faute de mieux, vient se résumer dans cette ombre, ce fantôme d'étant, ce mirage de ce qu'elle n'a pas et qui, sous la poussée de tous les je veux jouir, par le jeu des désirs et des corps, par le jeu de la différence sexuelle, se dépose dans cette étrange signification : le phallus de la mère. Non certes un organe réel mais une signification imaginaire. L'illusion du manque comblé, illusion d'une jouissance qui ne peut pas rater, illusion de la jouissance qu'il faut. Et en réalité incarnation monstrueuse d’un ailleurs impossible.

Jean-Louis Bolte
Texte paru dans la revue Contrelittérature, 2002.