Examinons un instant la position particulière de l'industrie horlogère ; si nous nous y arrêtons spécialement, quoique ce Manifeste s'adresse aux ouvriers de tous les métiers, c'est que du degré de prospérité ou de décadence de l'horlogerie dépend en grande partie le bien-être ou le malaise des populations de nos districts. Nous ne pouvons entreprendre, dans ce travail, l'histoire de l'industrie horlogère dans nos montagnes ; mais un simple raisonnement nous démontre que plus elle occupait de bras, plus elle rendait nécessaire l'introduction de nouvelles industries, augmentait le cercle de l'activité industrielle et commerciale, et devenait ainsi une source de prospérité générale.

L'horlogerie a eu, pendant un temps, une période comme peut-être jamais aucune industrie n'en aura jamais. Ses produits, recherchés partout comme objets de luxe ou d'utilité, n'alimentaient pas encore la spéculation mercantile ; les relations entre le capital et le travail n'avaient pas ce cachet d'antagonisme qu'elles ont, en général, dans l'état social actuel ; ayant besoin d'un de l'autre, le capital et le travail traitaient d'égal à égal, et la condition moyenne des fabricants n'était guère plus à envier que celle des ouvriers ; les mœurs étaient l'image des conditions économiques, tout le monde était ami. Mais il devait arriver à l'horlogerie ce qui est arrivé ou arrivera à toute industrie occupant peu de bras et n'utilisant aucune machine. voici en effet ce qui se passe : si ses produits sont utiles et nécessaires, l'industrie impose les conditions qui lui conviennent sur le marché général, d'où découlent logiquement une rétribution élevée et des conditions de vie très faciles pour tous les employés à la dite industrie ; et ces conditions avantageuses sont précisément la cause qu'à un moment donné, alors qu'elles sont généralement connues, les bras viennent s'offrir en grand nombre dans l'industrie prospère.

Si nous vivions sous un système d'équilibre économique, c'est-à-dire qu'au moyen d'une organisation du travail on pût constamment établir une statistique sur les conditions des différentes industries, sur l'offre et la demande, l'état prospère d'une industrie n'entraînerait jamais aucun danger pour son avenir, puisque tous seraient au courant des besoins de la consommation, du nombre de bras déjà employés dans la production, et sauraient, par conséquent, s'il est réellement avantageux de porter son activité de ce côté ; mais dans l'état d'anarchie industrielle où nous sommes, chacun croit trouver son profit dans une surabondance de bras. Les fabricants calculent qu'en occupant un plus grand nombre d'employés, et en livrant à la circulation d'autant plus de produits, ils augmenteront le chiffre de leurs bénéfices ; c'est ce qui arrive pour quelque temps, en effet ; mais les produits dépassent bientôt les besoins de la consommation, qui impose alors aux fabricants les conditions qui lui plaisent. Les travailleurs, croyant arriver à une meilleure condition, s'étaient jetés en masse dans l'industrie qui offrait des salaires supérieurs, mais bientôt la concurrence les oblige à baisser les prix ; une partie d'entre eux s'en vont ensuite porter leur industrie dans des contrées où les conditions de la vie sont plus faciles, et achèvent ainsi de lui enlever les derniers restes de sa prospérité passée. Tombée à ce point, une industrie ne se soutient plus qu'en produisant en vue de la spéculation, et c'est en inondant le marché général de produits inférieurs qu'on cherche à ré-édifier les fortunes menacées ; dans ces conditions-là, il suffit d'une crise politique, de quelques mauvaises spéculations, pour plonger dans une misère complète des populations entières.

Adhémar Schwitzguébel, Manifeste adressé aux ouvriers du Vallon de Saint-Imier, février 1870.