Face à la crise, le « socialisme du XXIe siècle » prôné en Amérique latine représente-t-il une alternative ?

Laissez-moi vous raconter une petite histoire. Il y a un leader extrêmement populaire au sein des couches les plus modestes et les moins éduquées de la population de son pays qui explique que « chez nous, les citoyens possèdent collectivement les ressources naturelles et nous partageons la richesse quand le développement de ces ressources a lieu. » 1 Ce même leader a mené une bataille sans quartier pour obliger les compagnies pétrolières privées à payer plus de taxes et de royalties sur l’exploitation des puits de pétrole. En outre, cette personne est perçue par le peuple comme quelqu’un « qui comprend nos problèmes et qui parle comme nous, pas comme les élites arrogantes ».

Ce leader s’appelle... Sarah Palin (encore elle), gouverneur ultra réactionnaire de l’Alaska et colistière de McCain, qui fait cadeau chaque année d’un chèque de quatre chiffres en dollars (3 269 dollars en 2008) à chaque citoyen de ce pétro-État subarctique. Alors franchement, l’idée qu’on va inventer une nouvelle forme de socialisme à partir d’une quelconque expérience de néo-développementisme caudilliste, extractiviste et rentière hyperdépendante du marché mondial et des prix des matières premières me semble être une plaisanterie de mauvais goût.

La crise globale va mettre en lumière les limites du soi-disant « socialisme du XXIe siècle ». C’est déjà clair dans la pratique et ça le sera de plus en plus à mesure que la situation s’aggrave. Quant à la « théorie », j’ai pu suivre de très près certains des débats sur le socialisme du XXIe siècle au Venezuela et en Equateur, entre autres. On ne peut qu’être frappé par le caractère vague, incantatoire, purement émotionnel ou abstrait, et parfois tout simplement délirant, des discours qui circulent à ce sujet.

Au-delà de quelques déclarations bien intentionnées mais un peu réchauffées sur les vertus de démocratie participative (qui, cela dit, fonctionne aujourd’hui au Venezuela soit comme pure manipulation verticale, soit comme soupape de sécurité des frustrations populaires face à l’inefficience fébrile de l’administration centrale, et en général comme un mélange ambigu des deux), je ne vois émerger aucun outil conceptuel, aucune proposition de construction institutionnelle concrète qui nous permette de nous orienter dans la recherche d’une alternative au capitalisme.

Le leader bolivarien a stimulé une espèce d’empowerment symbolique des secteurs marginalisés et politisé la question sociale, mais sur le terrain pratique, au-delà de quelques politiques publiques bien intentionnées mais généralement erratiques et rapidement invalidées par l’impéritie, la corruption et une logique chaotique de désinstitutionnalisation permanente, il s’est limité à passer une couche de peinture rouge sur le modèle de capitalisme d’Etat rentier et gaspilleur typique du « Venezuela saoudite » pendant ses phases de prospérité pétrolière.

Quant au fond du problème, je crois que la transition éventuelle à un système post-capitaliste est bien plus un problème anthropologique de longue haleine qu’une question de décisions et de stratégies politiques à court ou moyen terme, encore moins un prétexte pour débiter des slogans grandiloquents. Elle suppose l’émergence parallèle de nouvelles configurations d’incitations économiques et morales et de nouveaux dispositifs institutionnels enracinés dans des pratiques organisationnelles et matérielles soutenables (du point de vue psychologique et moral comme du point de vue écologique), ce qui n’a strictement rien à voir avec le volontarisme d’une avant-garde éclairée qui prétendrait forger un soi-disant « homme nouveau » de gré ou de force.

Jusqu’à présent, ça a généralement été de force et à coups de knout. Et quand ce n’est pas de force, ça court le risque d’être purement cosmétique, comme chez les « bolibourgeois » (bourgeois bolivariens) soi-disant socialistes qui organisent la flexibilisation du travail au Venezuela en maquillant leur entreprises en « coopératives » et voyagent régulièrement à Miami pour y faire leurs emplettes de luxe.

Entretien avec Marc Saint-Upéry, par Pablo Stefanoni et Ricardo Bajo, Le Monde Diplomatique-édition Bolivie, novembre 2008