La Convention et l'Empire ont été des dictatures peu soucieuses de libertés concrètes bien que parlant sans cesse de Liberté. Mais, malgré le caractère autoritaire de ces régimes, les penseurs contre-révolutionnaires de la première et de la deuxième génération, hypnotisés par les sanglantes convulsions populaires de la Terreur ont stigmatisé les institutions nouvelles, beaucoup plus comme issues d'un déchaînement anarchique que comme entachées d'une hypertrophie de la fonction gouvernementale. Ils prônent les bienfaits de l'autorité légitime contre les méfaits de la liberté déréglée. De son côté, le libéralisme, se développant dans une ligne marquée dès l'origine par la loi Le Chapelier, dissolvant les communautés de travail, par le code civil émiettant les patrimoines, débouche sur une tyrannie de faits et sur la formation du prolétariat, nouvelle classe servile née de la liberté capitaliste. De là apparaît le besoin d'une révolution sociale populaire après la révolution politique bourgeoise. Mais très vite se dessine chez les socialistes une scission: le socialisme "anarchiste" cherche l'émancipation et l'harmonie en-deçà de l'exercice de toute autorité (fut-elle populaire); le socialisme communiste ne la voit qu'au-delà d'une phase de dictature prolétarienne implacable. Le triomphe de la tendance marxiste sur la tendance proudhonienne, la victoire du bolchevisme en Russie, ont marqué pour au XXe siècle le socialisme d'un caractère autoritaire, planificateur, totalitaire.

De leur côté, les traditionalistes, sans cesser de défendre une autorité forte et légitime, à la fois contre les tyrannie d'usurpation et le pouvoir vacillant et socialement contre-nature des chambres élues, défendent la monarchie comme gardienne des libertés diverses, naturelles, organiques. Les constitutions centralisatrices uniformisantes ne peuvent donner au corps social qu'une liberté qui en réalité l'opprime. Au lieu d'avoir la fermeté d'une complexe ossature intime, qui soutient sans gêner ni peser, le pouvoir est comme une carapace étouffante - mauvaise autorité qui couve une gangrène molle des structures internes - mauvaise liberté.

On voit aisément comment les positions traditionnalistes et anarchistes se rejoignent, si paradoxal que cela puisse paraître, et les communistes sont parfaitement fondés à utiliser cet argument contre leurs frères ennemis. Si l'on ôte à l'anarchie son hâlo de terreur et de sauvagerie écumante, au traditionnalisme son uniforme de passéisme ridicule et odieux, les points de rencontre s'imposent. Ce n'est pa simplement par une inconséquence due à sa nature éruptive que Balzac est à la fois anarchiste et révolutionnaire. Ce n'est pas un hasard si Berryer, légitimiste, défendait les ouvriers traînés en justice pour délit d'association ou de grève. Lorsque Proudhon, en 1848, vote contre la Constitution "parce-que c'est une constitution" , est-il si loin de Louis XVI cherchant à défendre la constitution usagère, non écrite, du royaume comme s'il avait entrevu ou pouvait mener les dix ou douze constitutions qui se sont faites depuis à coup de porte-plume ou de sabre?

Bref, contre la démocratie libérale, on a vu se dresser en des points fort opposés de l'horizon politique et social des penseurs qui se sont refusés à admettre que le remède fut dans un étatisme socialiste fonctionarisant et encasernant, qui ont proclamé le respect d'une spontanéité organique des liens sociaux et du jeu social.

Victor-Henry Debidour, Gustave Thibon, un défenseur des communautés organiques au XXe siècle, 1955.