Par l’erreur individualiste, la pensée anarchiste se rattache le mieux à la philosophie bourgeoise. Nous en apercevons des lors les deux sources opposées : idéalisme prolétarien menant au socialisme libertaire; individualisme absolu poussant à ses conséquences extrêmes le darwinisme social de la concurrence capitaliste. On en voit bien la connexion avec le "laisser-faire, laisser-passer", l’antiétatisme, l’individualisme des économistes libéraux, la philosophie positiviste d’un Herbert Spencer (l’Individu contre l’État). La société bourgeoise vit d’individualisme jusqu’au moment où son appareil de la production, démesurément développé, cesse d’être gouvernable par des individus, les trusts et les cartels ayant tué la libre concurrence et la lutte des classes mettant en question la propriété. On découvre alors les masses, on aperçoit la nécessité d’une organisation supérieure de l’industrie, envisagée dans son ensemble par le plan. La notion même de l’individu ou, mieux, de la personne, s’est modifiée; l’homme nous apparaît plus social que jamais, modelé, enrichi ou appauvri, diminué ou grandi par sa condition; instable, complexe, contradictoire même, car ce que l’on appelait son Moi est surtout le point d’intersection d’une multitude de lignes d’influences. Notre notion de la personne n’en est pas affaiblie, mais rénovée, replacée en quelque sorte dans l’ambiance. Mais l’individualisme anarchiste d’E. Armand, en retard de plus d’un quart de siècle, procède encore d’affirmations comme celle-ci :

En dépit de toutes les abstractions, de toutes les entités laïques ou religieuses, de tous les idéaux grégaires, à la base des collectivités, des sociétés, des associations, des agglomérations, des totalités ethniques, territoriales, morales, religieuses, se trouve l’unité-personne, la cellule-individu. Sans celle-ci, celles-là n’existeraient point.... L’individu a préexisté au groupe, c’est évident. La société est le produit d’additions individuelles.

Rien n’est moins évident que la préexistence de l’individu par rapport au groupe; il faut tout au moins que la famille le précède. Et nous savons que la famille se dégage peu à peu de la communauté primitive. Tout porte à croire que les espèces animales dont devait naître l’espèce humaine étaient sociables... La société a vraisemblablement précédé l’humanité; elle a en tout cas précédé la personne et l’idée même d’individu, comme l’être précède forcément la conscience, comme la conscience nette naît de la conscience obscure et l’œuvre de l’ébauche...

L’anarchisme individualiste d’aujourd’hui, vivant sur des idées dépassées, a renoncé à toute ambition révolutionnaire. Démission où l’on peut reconnaître l’aveu d’une débilité. Cette tendance se cantonne dans l’organisation des "en-dehors" en portant la plus vive attention aux rapports des sexes...

Victor Serge, La Pensée anarchiste, Le Crapouillot, janvier 1938.