Il y a des époques où l'homme croit se connaitre et possède sa loi : il sait que les forces ne vont pas toutes dans le sens de la vie et qu'il lui faut incessamment choisir la direction de l'être - se régenter en s'y limitant. En d'autres temps, il ne se connait plus : son esprit s'élance dans toutes les directions, le possible s'identifie à la pensée qui ne s’informe plus, qui ne tient plus compte des limitations naturelles ; l'homme se perd de vue, se dérègle, et en souffre. Notre temps est de ceux là : en s’extériorisant jusqu'à ne plus tenir à rien, l'homme moderne a cru développer l'ubiquité de sa connaissance ; il est en effet partout, sauf en soi. Son propre vide est distendu aux dimensions de l'univers. Et l'univers cesse d’être un lieu réel : il est l'image de l'esprit humain en expansion indéfinie " j'habiterai mon nom " dit le poète. L'homme d'aujourd'hui n'a plus de nom : il n"habite nulle part, fût-ce en lui même.

Pierre Emmanuel, La maladie mortelle, Esprit, février 1957.