Nous voilà donc inscrits dans un temps achevé d'avance, et qu'il s'agisse du temps de l'horloge ou de celui plus ambitieux de l'Histoire - laquelle n'est qu'une horloge plus compliquée - chacun s'y trouve également exclu de cette durée qui commence avec lui et s'achève avec lui, tout en étant mystérieusement l'un des foyers de l'universelle durée humaine. Dans le monde qui nous est imposée, le destin personnel n'a plus de sens ; la communion des esprits et des cœurs est remplacée par une mobilisation planétaire, à des fins que nous ne pouvons comprendre qu'abstraitement, et qui s'ouvrent sur leur propre au-delà comme un affolant jeu de glaces.Aux idéologues comme aux techniciens, il importe peu que nous saisissions le rythme, le but, la raison finale d'un tel monde. Sa maxime, sa loi sur nos têtes c'est, qui travaille à du pain. Mais la nature, la mesure, le choix du travail nous échappent : celui-ci n'est pas fait pour nous, il se fait par nous que rien nous soit dû de cette œuvre. Le totalitarisme est en germe dans la technique, dont l'idéologie n'est que l'épiphénomène dans les pays sous-développés. Dans l'univers des machines - l'art de faire échappe à l'homo faber ; le plaisir gratuit de créer devient un luxe nuisible.

Pierre Emmanuel, Le diable engagé, Esprit, janvier 1957.