Depuis deux siècles, le christianisme inspire la pensée anarchiste.

GRAND anarchiste chrétien, Jacques Ellul (1912-1994) écrivait : « Il va de soi que les anarchistes sont hostiles à toute religion, il va non moins de soi que les pieux chrétiens ont horreur de l'anarchie, source de désordre et négation des autorités établies. » Dans Anarchie et Christianisme , il entreprit de remettre en question ces certitudes. Deux jeunes essayistes, archi-catholiques et révoltés dans l'âme, Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, tentent de montrer à leur tour que depuis deux siècles le christianisme a fécondé l'anarchisme, et qu'il n'y a d'anarchisme possible que chrétien.

Que l'Évangile invite à résister à la loi du plus fort et à la loi du nombre, qu'il subvertit les lois humaines en les poussant dans leurs retranchements surnaturels, c'est indéniable. Même le fameux « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » invite à lutter contre l'oppression, en opérant une révolution autrement plus radicale que la grève des impôts.

Que bien des professions de foi anarchistes ou anarchisantes soient nourries de christianisme, c'est ce qui ressort de ce livre tout fou mais fourmillant d'intuitions justes. On y trouve des pages enthousiasmantes sur Bernanos, Baudelaire, Ernst Jünger, G. K. Chesterton. Les auteurs s'enflamment aussi pour Tolstoï, le prince Kropotkine, Barbey d'Aurevilly, Ernest Hello, Léon Bloy, Péguy, Simone Weil, Maurras, Gustave Thibon, Benoît-Joseph Labre, Rimbaud, Adolphe Retté, Albert Samain, Hugo Ball, Thoreau, Kerouac, etc.

L'anarchie telle que Guillebon et van Gaver la rêvent n'a rien à voir avec le chaos. Ils citent longuement Proudhon (1809-1865) : « L'anarchie, c'est l'ordre sans le pouvoir. » Proudhon, qui tenait que « le moyen le plus sûr de faire mentir le peuple, c'est d'établir le suffrage universel » , faisait la guerre à Dieu et au clergé mais lisait la Bible avec passion et considérait « le christianisme comme le plus grand fait de l'histoire universelle » .



Communautés



Guillebon et van Gaver ne pensent pas qu'il soit possible de réaliser ici bas la société anarchiste, organisée en cités à échelle humaine, constituée de petits propriétaires et de communautés comme celles qui fleurirent au temps des premiers chrétiens. Ils croient en revanche que la lutte en direction d'une telle société, mesurée, enracinée, fraternelle, fondée sur l'autogestion, est vitale. C'est pourquoi, refusant la mainmise de l'État providence autant que celle du Capital, ils appellent tout un chacun à s'organiser en marge des pouvoirs. Comment faire ? Ellul invitait par exemple à créer « une école organisée par les parents, en marge de l'enseignement public, mais aussi de l'enseignement privé officiel » . Ce qui s'est fait.

Une telle société n'est possible, bien sûr, que si chacun apprend à se gouverner soi-même. Gandhi y insistait. Cette haute figure, pétrie des Évangiles, domine ce livre. Gandhi, anar ? Écoutons-le : « C'est avec la plus grande appréhension que je verrai s'agrandir le pouvoir de l'État ; car, même si apparemment il fait du bien en réduisant de son mieux le nombre des exploités, il fait le plus grand mal à l'humanité en étouffant la part d'initiative individuelle qui est à l'origine de tout progrès ».

Ce livre laisse bien des questions irrésolues mais il donne opportunément à penser. Car aucun gouvernement ne suffira à sauver le monde.




Astrid de Larminat

SOURCE : Le Figaro Littéraire

Jeudi 24 mai 2012

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