En relisant les Travaux et les Jours d'Hésiode, je ne vois guère de différence ente la vie que j'ai connue au début du XXème siècle et celle que décrit l'auteur grec : même autarcie économique, mêmes travaux où l'outil était le prolongement direct de la main de l'homme, et même climat moral gouverné par des valeurs qui gravitaient toutes autour du sol protecteur et nourricier. On songe aux vers de Péguy évoquent le paganisme des paysans :

Que Dieu mette avec eux dans le juste plateau

Ce qu'ils on tant aimé, quelques grammes de terre,

Un peu de cette vigne, un peu de ce côteau,

Un peu de ce ravin sauvage et solitaire.

Que reste-t-il aujourd'hui de ce pacte nuptial entre l'homme et la terre? La paysan devenu un exploitant agricole: mieux équipé par la motorisation, mais obsédé par le rendement nécessaire à l'acquisition des machines et à la satisfaction des besoins créés par la vie moderne, il tend à ne plus voir de la terre qu'un matériau dont l'exploitation a pour seul but un afflux de papier monnaie. Sans parler de l'exode rural qui sévit à une cadence accélérée.

Oui, que reste-t-il ? La rupture entre l'homme et la terre, c'est aussi la rupture entre l'homme et lui-même. Et, corrélativement la rupture entre l 'homme et sa source divine. A l'image de la plante qui se nourrit à la fois de l'humus par ses racines et de la lumière par la fonction chlorophyllienne. La tige qui s'élance vers le ciel a pour alliée la "substance chevelue" (dixit Paul Valéry) qui s'enfonce dans le sol: seules les fleurs artificielles peuvent se passer de racines. C'est la vie même qui est en question, et l'homme artificiel que nous prépare une civilisation de plus en plus minéralisée court le risque de traîner en lui un fantôme d'âme, insensible aux voix profondes de la nature comme aux appels de l'éternité, et aussi incapable de vivre d'une vraie vie que de mourir d'une vraie mort. La vague d'ennui et le besoin incessant de distraction et de mouvement qui ronge les pays surdéveloppés sont en grande partie l'effet de cette double dénutrition de l'être intérieur...

Et maintenant? Jouer au prophète ne me tente pas. Et d'autant moins que l'absence de références dans le passé, due à l'explosion technique de notre époque, aggrave l'incertitude de toute anticipation sur l'avenir. Reste ce constat: ces deux processus corrélatifs que sont la séparation d'avec la nature et l'oubli du ciel ont pour effet de vider l'homme de sa substance terrestre et de sa vocation divine. Et cette espérance: l'excès de désordre appelle, sous peine de mort le retour de l'ordre. " Tu ne pouvais pas naître à une meilleure époque que celle où on a tout perdu ", disait Simone Weil. Mais du même coup, par la prise de conscience de ce qu'on a perdu, celle, où l'on peut aussi tout retrouver. Car, pour reprendre le grand mot Nietzsche, " là où il y a des tombes il y aussi des résurrections ".

Gustave Thibon, Préface au livre de Pierre Savinel La terre et les hommes dans les lettres gréco-latines, éditions Sang de la Terre, 1988.