__

La légende noire de l'inquisition fait partie intégrante du discours des lumières qui célèbre la modernité et ses institutions comme autant de victoires remportés sur l'obscurité. Si la légende noire est si répandue, c'est parce qu'elle constitue un discours rassurant pour nous, aujourd'hui, en Occident. Elle établit une dichotomie temporelle entre le passé et le présent et elle nous assure que nous avons tourné le dos à la barbarie. c'est un discours prodigieusement progressiste dans lequel nous nous convainquons que le présent est meilleur que le passé. Ce discours nous fait aussi espérer que l'avenir sera meilleur que le présent. Si des vestiges comme la torture ont résisté au temps, ils seraient voués à disparaitre devant les forces progressistes de la raison, de la liberté, de la sécularisation.



Parallèlement à cette dichotomie temporelle, il existe une dichotomie spatiale entre le nous, en Occident, et le ils que constituent les peuples les moins éclairés du monde. La dichotomie spatiale suit la dichotomie temporelle, car ils sont considérés comme réfractaires à la modernité et au progrès. Dans cette dichotomie c'est la communauté musulmane qui constitue actuellement ce ils. Les commentateurs font souvent référence à certains aspects de la culture musulmane ou du comportement des musulmans, comme étant "médiévaux". Le principal point sur lequel ils diffèrent de nous serait celui qui est lié à leur refus obstiné de se séculariser, c'est à dire à leur refus imprudent de faire une prudente distinction et séparation entre la "religion musulmane" et la politique ou l'espace public. Ils persistent - à l'instar des chrétiens médievaux - à laisser leur religion s'ingérer dans tous les aspects de la vie publique, ce qui ne peut que donner lieu à l'irruption incessante de l'irrationnel dans le rationnel, à la violation de la liberté par la tradition rigide et à la confusion entre la discipline de l'âme et la discipline du corps. Cette dichotomie est caractérisée par la thèse de Samuel Hutington sur le choc des civilisations entre l'Occident et le monde musulman. Cette thèse a été présentée pour la première fois par Bernard Lewis dans un article intitulé "Les racines de la fureur musulmane" :



"Cela devrait être maintenant évident pour tous que nous avons à faire à une humeur et à un mouvement qui transcendent largement la réalité des questions, des politiques et des gouvernements qui les adoptent. Ce n'est rien moins qu'un choc des civilisations - la réaction probablement irrationnelle, mais assurément historique, d'un ancien rival à l'encontre de notre héritage judéo-chrétien et de notre réalité séculière, et de leur expansion à tous deux dans le monde entier."

L'occident est ici une réalité monolithique identifié à la raison, à la sécularisation et à la modernité, tandis que le monde musulman est, lui aussi, une réalité monolithique mais qui, elle, est irrationnelle, religieuse et antimoderne.

Nous pouvons apprécier, avec raison, les avancées de l'ère moderne qui ont mis fin à l'inquisition. Cependant ce qui me trouble dans ce discours triomphaliste de la modernité, c'est qu'il permette aux dichotomies que j'ai décrites, d'établir, non sans ironie, les conditions dans lesquelles la torture peut avoir lieu dans le monde moderne . Le choc qui a lieu entre l'Occident et la barbarie a tendance à créer des ennemis stéréotypés. Sil les ennemis en présence lors de ce choc sont essentiellement irrationnels, ils ne peuvent donc pas être raisonnés mais uniquement maitrisés par la force. L'"altérité" de cet ennemi est étalée aux yeux de tous sur les photos de la prison d'Abou Grahib. Enchainés à des cages, le visage caché, reliés à des électrodes, trainés en laisse et nus lors de certains regroupements, les prisonniers - à propos desquels le rapport Schlesinger a admis qu'ils n’étaient même pas des cibles pour les renseignements - ont été contraints de jouer le rôle des Autres quasi-irrationnels qu'ils occupent dans l'imagination occidentale. Ce que le général Fay a décrit dans son rapport sur la prison d'Abou Grahib comme étant une "déshumanisation progressive des détenus", constitue une condition préalable essentielle à la torture.

En réalité la torture n'appartient pas au passé et elle ne se limite pas non plus aux Non-Occidentaux quasi-irrationnels, antimodernes et religieux. Bien que les Américains préfèrent croire que la torture démasquée par les récentes révélations est une aberration, et le fait de quelques mauvais coucheurs, la vérité est que les États-Unis ont été activement impliqués dans la pratique de la torture par personne interposés, et ce, depuis des décennies, au Vietnam, en Iran sous le Shah, en Égypte, en Arabie saoudite, en Israël et dans de nombreux pays d'Amérique latine.

Les dichotomies temporelles et spatiales illustrées par la légende noire de l'inquisition nous rassurent en nous laissant croire que nous sommes fondamentalement différents de nos ennemis et que nous ne saurions recourir à une telle barbarie. La vérité, cependant, est que nous ne pouvons nous protéger contre ce recours à la torture qu'en renonçant publiquement à ces dichotomies absolues entre le nous et le ils.

William Cavanaugh, Comment faire pénitence pour l'inquisition, où l'on voit l'Etat libéral manipuler l'histoire pour justifier son pouvoir in Migrations du sacré, éditions de L'homme Nouveau, 2010.