Il ne manque pas de pacificateurs bien intentionnés pour nous dire que notre agressivité contre le développement relève de la querelle de mots : "qu'importe - dira-t-on - que les uns appellent développement ce que vous-même appelez action locale contre l'exclusion, ou combat pour la survie". Mais si, il importe, bien au contraire ! Car les mots, surtout ceux que nous employons en référence, expriment des options fondamentales qui sous-tendent et guident nos réactions et nos comportements. Le recours au développement implique la croyance dans un progrès continu, un demain nécessairement meilleur qu'aujourd'hui, le meilleur étant d'abord un plus matériel. Si cette idée-là n'était pas, par exemple chez nous, dans toutes les têtes syndicales, on peut légitimement penser que les luttes pour l'emploi prendraient d'autres directions. Peut-être oserait-on présenter au public des rapports pessimistes sur le devenir de telle ou telle industrie, grande ou petite, au lieu de trop souvent les cacher. Peut-être accepterait-on, en haut lieu, de regarder en face la réalité d'un chômage croissant au lieu de démanteler les instituts qui le mettent en lumière (le CERC en 1993). Peut-être réfléchirait-on à des alternatives possibles au lieu de lutter pour l'emploi dur et pur...Peut-être pourrait-on commencer à penser à une alternative globale, intégrant l'implosion de l'actuel système industriel, au lieu de se boucher les yeux et d'aller répétant comme le font ad nauseam les "responsables" de tout bord que "le pire est derrière nous" et que "la croissance créera des emplois".

A l'inverse, une nouvelle civilisation implique qu'on entende les questions d'aujourd'hui, notamment les plus urgentes : exclusion, problèmes d'environnement, exigence d'un rapport au groupe humain et au territoire. Elle suppose qu'on admette de n'avoir, pour le moment, que des réponses partielles, des pierres d'attente, mais qu'on essaie de les recueillir, de les relier entre elles, opposant à l'idéologie du développement et à sa liturgie planificatrice, le patient tissage de liens entre les hommes et les groupes humains.

François de Ravignan, Peut on en finir avec le développement ?, janvier 1996.