Le vote secret, voilà bien, au reste, le symbole parfait de la démocratie ! Voyez moi ce citoyen, ce membre du Souverain, qui vient en tremblant exercer sa souveraineté ; il se cache, il fuit les regards de la société ; aucun bulletin ne sera assez opaque pour dérober aux regards indiscrets sa pensée intime, son acte de souveraineté ; il entre comme un voleur dans la cabine d'isolement : le voilà seul avec sa conscience, ce prétendu maitre du moment ; il se recueille, il est libre - libre comme la monade de Leibniz, toutes portes et fenêtres closes ! Car c'est ainsi qu'en réalité la démocratie conçoit la liberté : c'est la liberté de la monade, ou si l'on aime mieux, la liberté d’Épicure, retiré du monde, dans la paix de son égoïste et solitaire ataraxie, loin des soucis et des tracas de la vie publique, libre et souverain dans sa solitude et son néant. Et voilà comment la démocratie entend le Peuple-Roi : de sa puissance collective, il ne reste plus, grâce à elle, qu'une procession d'ombres craintives, venant exercer, en tremblant et en se cachant, dans le silence de leur conscience abandonnée à son égoïsme et à sa lâcheté, leur soi-disant souveraineté.

Édouard Berth, Les méfaits des intellectuels, 1914.