D’instinct, la société industrielle se défend de cette puissance qui la menace, elle prend les devants pour la contrôler, et dans cette entreprise d’intégration trouve la complicité des individus. Les passionnés de la nature sont en général à l’avant-garde de sa destruction : dans la mesure où leurs explorations préparent le tracé de l’autostrade, et où ensuite pour sauver la nature ils l’organisent. Ils ouvrent la voie à leurs risques et périls, en solitaires ; mais comme toute personne est un acteur en puissance, il faut qu’ils l’annoncent à un public avide de dépaysement. Ils écrivent un livre ou font des conférences pour convier l’univers à partager leur solitude : rien de tel qu’un navigateur solitaire pour rassembler les masses. Qui triche, les masses ou le misanthrope, dont l’entreprise est financée par l’Etat ou les grandes sociétés ? Quand on aime une vierge, pourquoi par charité ne pas la faire connaître à tout le monde ? En payant bien entendu, car il faut bien vivre. Quand on a la passion de la nature, pourquoi ne pas en faire profession, comme d’autres font profession de l’Art ? Mais la société ne paye pas ses serviteurs pour rien. Ainsi l’amoureux du désert fonde une société pour la mise en valeur du Sahara. Le campeur passionné, assagi par l’âge, s’avise de tirer profit de son goût des plages désertes qu’il découvrit autrefois, et il fonde un village de toile avec Rothschild. Le fanatique de la faune africaine organise des safaris à deux mille dollars, où il mène des managers pressés droit au gîte du dernier lion. Il fallait des années pour connaître les détours d’un torrent, désormais manuel ou guides permettront au premier venu de jouir du fruit que toute une vie de passion permettait juste de cueillir ; mais il est probable que ce jour-là ce fruit disparaîtra.

Bernard Charbonneau, Le jardin de Babylone, Gallimard, 1969.