Refonder le politique, au-delà de la démocratie contemporaine : il fallait bien que ce fût un Anglais qui s’y attelle. Le maître-livre de John Milbank (1), disponible depuis seulement un an en français, alors qu’il est paru il y a une vingtaine d’année dans la langue originale, résout nombre d’énigmes de la pensée critique séculière, et brise notamment les murs de l’impasse moderne dans quoi certaine école contre-révolutionnaire s’était aventurée sans s’en rendre compte. Le prix de ce livre, autant que sa taille et sa complexité, en décourageront plus d’un : nous essaierons donc ici d’en extraire les intuitions les plus saillantes, sans prétendre bien entendu le résumer entièrement, et sans régler tous les problèmes qu’il pose à nouveau après en avoir dissipé certains.

John Milbank, connu pour être le fondateur de Radical Orthodoxy, un mouvement théologique de laïques catholiques et anglo-catholiques particulièrement brillant, s’attaque dans cet ouvrage aux fondements mêmes de la modernité, et du régime politique qu’elle promeut, à travers ce qu’il nomme la « théorie sociale », c’est-à-dire les discours qui fondent la raison séculière, qu’il qualifie d’« hétérodoxie déguisée sous des costumes variés, un paganisme renouvelé et un nihilisme religieux ». Il s’agit pour lui de montrer que les théories sociales « scientifiques » sur quoi se bâtit notre monde sont des théologies et des antithéologies, et que pour y répondre, il faut reprendre entièrement ce discours supérieur qu’est la théologie catholique qui, non seulement est la mère de ces enfants adultérins, mais qui, partant, peut seule nous délivrer de leur erreurs. Ainsi, commence-t-il, « j’oppose une ontologie catholique au libéralisme, au positivisme, à la dialectique et au nihilisme ». Ces quatre-là sont les ennemis qu’il identifie comme ayant forgé la modernité et la postmodernité.

Bien entendu, c’est par le Moyen-Âge tardif qu’il débute, celui d’Occam et du nominalisme qui aiguisa les armes dont les Temps modernes, c’est-à-dire la Renaissance et la Réforme useront, notamment à travers les pensées de Grotius, Hobbes, Machiavel et Spinoza pour renvoyer le spirituel à sa sphère supposément originelle, c’est-à-dire privée, croyant délivrer ainsi et le domaine public, c’est-à-dire politique, et celui de la foi de leur noces fatales. Suivant Lubac, il montre comment peu à peu se construit une nouvelle théologie par qui s’autonomisent les champs politique, économique et scientifique. Qu’à la fin du XVIIIème, c’est dans les faits tout un monde « séculier » qui se dresse comme une interprétation neuve des fins de l’homme face au catholicisme, comme une « théologie » en fait. C’est le libéralisme dans ses fondements. Cependant, et c’est ici que Milbank est spécialement original, il existe pour lui une sorte de continuité aveugle entre ce monde moderne et la réaction contre-révolutionnaire : selon lui, de Maistre ou Bonald ne sont pas des penseurs frontalement opposés aux Lumières, mais des « post » ou « supra » Lumières en ce sens qu’ils sont tributaires de la nouvelle « théologie séculière », notamment dans leur réponse « sociologique » au libéralisme, qui engendrera le positivisme. Ainsi, chez de Maistre, « la religion (…) vraie ou fausse (…) est la base de toute institution durable ». De Maistre et Bonald, Milbank les attaque ici particulièrement sur cette conception qu’il existerait une religion et une théologie naturelles révélées, comme on le constaterait à travers l’institution de la famille, de l’écriture et de la souveraineté politique, sur quoi pourrait se fonder de toute façon la société. Il fait là une généalogie brillante depuis de Maistre et Bonald, en passant par Saint-Simon jusqu’à Auguste Comte, ce qui se vérifie a posteriori par l’adhésion du jeune Maurras au comtisme, et qui peut être considéré comme l’une des bases de la condamnation de l’Action française. Pour Milbank, la réponse donnée par l’école contre-révolutionnaire dans son ensemble est insuffisante en ce qu’elle ne parvient pas à revenir à ce qui avait la grandeur médiévale, c’est-à-dire à concevoir la société selon les canons relationnels trinitaires propres au christianisme, comme le refus de la violence et de la domination. Elle préfère retourner aux critères modernes, ceux de la souveraineté.

Milbank traverse aussi comme un chevalier blanc le monde de la dialectique, de Kant et Hegel à Marx ; il règle son compte à la sociologie wébérienne, et au nihilisme nietzschéen, pour parvenir au coeur de son sujet : la réponse du « surnaturel » chez Blondel, Rahner et Lubac à cette ontologie postmoderne. S’il admet sans peine que nos théologiens ont réussi à refonder, en retournant aux pères, particulièrement à saint Augustin, une rationalité catholique qui ne doive rien à la modernité, il leur reproche en revanche de n’avoir su en tirer les véritables conséquences sociales et politiques. Or, la finalité de la démonstration milbankienne est la redécouverte opératoire du « royaume de Dieu » qui se déploie au mieux pour lui dans un certain socialisme : « J’envisage ce dernier, écrit-il, dans sa forme la meilleure, comme un courant cherchant légitimement à réaliser les dimensions latentes de la tradition médiévale chrétienne, mais dans un langage détaché de la philosophie moderne dominante. »

Le socialisme de Milbank comme approximation du royaume de Dieu ne doit rien, rassurons le lecteur, à celui des post-marxistes : c’est le socialisme en tant qu’héritier politique de la foi chrétienne qui essaya de s’incarner au début du XIXème siècle qui l’inspire. Il ne faut pas oublier non plus que l’auteur écrit sous le joug thatchérien de la fin des années 80 anglaises. Ce que Milbank croit véritablement, il le formule dans cette phrase : « La théologie, seule, demeure le discours de la non-domination » - la non-domination étant l’idéal chrétien, contre l’Etat moderne autant que contre les antithéologies libérales et associées.

Milbank appelle donc, par la redécouverte des Pères et de la grande théologie, celle d’Augustin et de Thomas, à l’élaboration nouvelle d’un « contre-royaume » qui permette enfin de sortir des catégories hérétiques de la théorie sociale moderne et postmoderne. Seul l’ethos chrétien, pour lui, permet d’avancer vers une la construction d’une société plus parfaite.

On doit remarquer pourtant certaine faiblesse d’influence protestante dans sa conclusion, comme on en trouve chez Ellul par exemple : la conviction que l’Eglise ne peut jamais se constituer comme un pouvoir, et la foi dans des communautés autonomes de croyants qui seules seraient la réalisation de la vie chrétienne. C’est là qu’à notre sens Milbank peut buter lui-même sur la modernité qu’il dénonce, en se livrant à l’archéologisme propre au luthéranisme et à la Réforme : croire qu’il faudrait revenir aux Eglises fantasmées des premiers siècles. Or si la constitution de l’Eglise l’élève de fait comme un contre-pouvoir, qui récuse intrinsèquement la violence, et qui condamne les actes de tous les Pilate du monde, sa justification divine, la prémunissant contre les errances, lui permet ontologiquement de se proclamer comme un pouvoir. Comme le seul valable, finalement. C’est le risque de tout augustinisme, même retourné, même quand il se croit critique, de fantasmer une civilisation nouvelle, une civilisation de paix qui pourrait se passer du pouvoir ecclésial en tant qu’apostolique, c’est-à-dire hiérarchique et ordonné. La conclusion du Milbank de cette époque-là, qui depuis a évolué et qu’ont corrigé notamment Catherine Pickstock et William Cavanaugh, est la principale faille de cet ouvrage grandiose, que chacun devrait prendre le temps – un temps long, très long – de découvrir, pour ce qu’il découvre, mieux qu’aucun autre, l’aporie de la modernité mais aussi celle de la réponse qui lui a été faite par l’école contre-révolutionnaire.

Jacques de Guillebon

SOURCE : LA NEF N°236 D’AVRIL 2012

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(1) Théologie et théorie sociale (Au-delà de la raison séculière), Ad Solem-Cerf, « Théologiques », 2010