Le carême forcé des Grecs



A Athènes, soumis aux mesures d’austérité imposées par les instances internationales, les habitants ne voient pas le bout du tunnel. Pris dans une spirale vicieuse, ils ont l’impression que leur existence et leur pays se tiers-mondisent. Reportage. Jacques de Guillebon.



Voilà trois semaines que l’Europe a imposé aux gouvernants grecs de nouvelles mesures draconiennes de réduction de la dépense publique. Mais ici, c’est comme un trou dans la ville : cernés par des immeubles lépreux, jetés sur des trottoirs défoncés, les corps abimés et effrayants des prostituées, des junkies et des mendiants reconstituent dans leur danse macabre un tableau infernal de Jérôme Bosch. C’est à Omonia, en plein centre-ville, dans le « poumon malade » d’Athènes. A trois pas, une venelle adjacente à ce terminus de la vie : là, une enseigne bleue de Caritas pend comme un ultime signal de salut, devant quoi des familles nombreuses et des vieillards font la queue. « Il y a cinq ans, on ne voyait pas un pauvre dans les rues d’Athènes », raconte Tanos Lipowatz, professeur d’université proche de la retraite. Cet ancien disciple de l’Ecole de Francfort était en 1968 un camarade de Rudi Dutschke, leader révolutionnaire allemand. Aujourd’hui, il est rallié à la social-démocratie et possède sa petite idée sur les origines du désastre grec. Farouche adversaire de l’Eglise orthodoxe, bloquée selon lui dans des réflexes archaïques, cet intellectuel qui se dit à mi-chemin des protestants et des catholiques, remonte à l’échec du Concile de Florence de 1438 , pour expliquer le divorce entre la Grèce et l’Europe. Les Grecs, affirme-t-il, sont un peuple hystérique, ambivalent psychologiquement, toujours balançant entre deux opinions opposées. Ils veulent l’Europe et n’en veulent pas les contraintes. Ils veulent un pouvoir fort et la révolution. Lui, comme tous les Grecs, maudit la représentation parlementaire qui les a conduits jusqu’à ce gouffre de la dette. Persuadé que le capitalisme est en crise, il en appelle à une social-démocratie à l’allemande qui ferait enfin sortir le pays de son marasme. Inutile de lui demander son avis sur l’euro : comme l’immense majorité de ses concitoyens, il n’a plus foi qu’en la monnaie unique. Car il s’est pris, lui aussi, à aimer l’instrument de sa torture.

Le malaise est partout palpable : traumatisée par l’encore récente dictature des colonels, la population craint par-dessus tout que des événements trop violents ne la précipitent à nouveau dans les bras d’un pouvoir fort. Aussi, elle se résout à la « junte » nouvelle manière qui la gouverne actuellement, une junte au visage technocratique venue de Bruxelles selon l’avis populaire. Mais les Athéniens ne cherchent pas un bouc-émissaire étranger : c’est à leurs gouvernants, cette « caste corrompue, américanisée et népotique » qu’ils en veulent. Et à leur patronat aux méthodes de voyous.

C’est ainsi qu’à l’aciérie d’Halyvourgiki , en grande banlieue, sur le site de l’antique Eleusis, les 400 ouvriers tiennent le piquet de grève depuis 118 jours. Depuis qu’ils ont entamé leur mouvement pour protester contre des licenciements à leurs yeux immotivés, ils n’ont pas été payés. Ils survivent grâce à la solidarité locale. Peut-être aussi grâce à des fonds occultes venus du Parti communiste stalinien ; leur puissant syndicat, le PAME, sorte de CGT locale, y est étroitement lié, même s’ils le nient. Sûrs de la légitimité de leur combat face à Nikos Manessis, l’armateur propriétaire de l’usine - qui n’est pas déficitaire selon eux, seulement touchée depuis trois ans par une baisse de profits - les sidérurgistes campent dans la bonne humeur devant les bâtiments vétustes que borde une méchante autoroute. Ils tiendront jusqu’à ce qu’on leur reconnaisse le droit de travailler dans des conditions dignes, avec un salaire décent. Il faut dire qu’en trois ans, leur rémunération a diminué de 40% quand le coût de la vie s’enchérissait de plus de 20%. Ailleurs, on tente de répondre à la crise par la solidarité locale. Dans le quartier populaire de Néa-Kosmo, une cellule d’habitants mobilisés l’été dernier avec les Indignés organise chaque dimanche une fête de quartier, avec cuisine communautaire, friperie gratuite et entraide spontanée. Sur la petite place, l’ambiance est familiale : des enfants déguisés pour l’avant-carême, sorte de mardi gras prolongé, jouent avec leurs cerfs-volants. Andréas est l’un des quatre mille anarchistes de la capitale. Derrière son air patelin, il parle de réinventer la société, mais aussi de la violence nécessaire pour y parvenir. Il ne nie pas être proche de ces casseurs qui ont brûlé un cinéma le 12 février, lors de la grande manifestation. Un acte qu’il ne condamne pas : lui est en guerre contre toute forme de pouvoir. A l’autre bout du spectre politique, les nervis d’Aube dorée, parti fascisant dont la cote monte avec la crise, ne le contrediront pas sur la question de la violence.

Car pour la Grèce qui vient d’entrer comme un seul homme dans un carême forcé, il n’y aura pas de Pâques politiques en avril.



Les déboires de l’Eglise orthodoxe

Dans les rues d’Athènes, la question est sur toutes les lèvres : où est l’Eglise ? Pour un peuple dont l’identité au cours des siècles s’est formée et a tenu grâce à une foi commune, le constat est douloureux : considérés comme assis sur un tas d’or, les hiérarques orthodoxes n’ont pas pris la mesure de la crise. Les quelques soupes populaires qu’ils commencent à organiser semblent un affront supplémentaire fait à une population qui souffre mille morts. Le Père Maurice Joyeux, jésuite qui a vingt ans d’Afrique derrière lui, même s’il ne veut pas polémiquer, est obligé de partager ce constat : selon lui, l’Eglise orthodoxe n’a pas compris que la société hellénique est en train de se séculariser à grande vitesse et que l’absence de toute pédagogie de la foi va lui aliéner une bonne part de ses ouailles. La crise n’est qu’un détonateur, le divorce couve depuis quelques décennies. Il en veut pour preuve l’intérêt grandissant des Grecs pour les méthodes de l’Eglise catholique, dont la liturgie plus moderne attire, et dont l’activité caritative étonne. Ils ne sont que 40 000 catholiques de souche grecque, mais la chute du Mur a attiré de nombreux migrants, Polonais ou asiatiques qui grossissent les rangs de l’Eglise latine. Victime de vexations répétées, la hiérarchie catholique fait profil bas : du côté du vicaire général pointe tout de même, sous la langue de buis, une critique de l’inertie de l’Eglise locale qui se considère comme une extension de l’Etat, Dans cette Grèce laminée de fond en comble, où la colère gronde contre toutes les élites, il semble urgent pour l’Eglise orthodoxe de retrouver les racines évangéliques de sa mission.

SOURCE : Jaques de Guillebon

Famille chrétienne Mars 2012