Que l’homme qui enchâsse le rubis ou qui confectionne la chaînette d’or, pour enrichir le cou de la prostituée « légitime » ou « illégitime » ; que celui qui travaille le marbre ou le bronze afin de recouvrir la charogne de quelque illustre voleur ; que celui ou celle qui, des heures, enfile les perles de verre, pour façonner la couronne hypocrite des regrets conjugaux ou autres ; que ceux dont tout le travail est d’embellir, d’enrichir, d’augmenter, de fabriquer du luxe pour les riches, pour les fainéants, de parer les poupées femelles ou mâles jusqu’à en faire des « reliquaires » ou des châsses, décident de cesser le travail, afin de consacrer leur effort à faire le nécessaire pour eux et les leurs.

Que ceux qui fabriquent le blanc de céruse et les matières empoisonnées ; que ceux qui triturent le beurre, mélangent les vins et les bières, qui rafraîchissent les viandes avancées, qui fabriquent les tissus mélangés, ou les cuirs en carton, que ceux qui font du faux, du truqué, qui trompent, qui empoisonnent pour « gagner leur vie », cessent de prêter la main à ce travail imbécile et qui ne peut profiter qu’aux maîtres dont le vol et le crime, sont les gagne-pain. Qu’ils se mettent à vouloir faire du travail sain, du travail utile.

Que tous ceux qui percent du papier, qui contrôlent, qui visent, qui inspectent ; que les bougres que l’on revêt d’une livrée pour faire les chiens inquisiteurs ; que ceux que l’on met aux portes pour vérifier les paquets ou contrôler les billets ; que ceux dont tout l’effort consiste à assurer le bon fonctionnement de la machine humaine et son bon rendement dans les caisses du maître, que tous ceux-là, dis-je, abandonnent ce rôle imbécile de mouchards et surveillent la valeur de leurs propres gestes.

Que ceux qui fabriquent le coffre-fort, qui frappent la monnaie, qui estampent les billets, qui forgent les grilles, qui trempent les armes, qui fondent les canons, lâchent ce travail de défense de l’État et de la fortune, et travaillent à détruire ce qu’ils défendaient.

Ceux qui font du travail utile et agréable le feront pour ceux qui veulent bien donner leur effort en un échange mutuel. Mais combien la somme de travail de chacun se trouvera diminuée !… La machine humaine, débarrassée des rouages inutiles, s’améliorera de jour en jour. On ne travaillera plus pour travailler, on travaillera pour produire.

Or donc, camarades, cessons tous de fabriquer le luxe, de contrôler le travail, de clôturer la propriété, de défendre l’argent, d’être chiens de garde et travaillons pour notre propre bonheur, pour notre nécessaire, pour notre agréable. Faisons la grève des gestes inutiles.

Albert Libertad, La grève des gestes inutiles, écrit entre 1905 et 1908 publié dans L’Unique n°14, octobre 1946.