Nous vivons dans un âge éclairé, qui a secoué les superstitions et les dieux. Il ne reste attaché qu'a quelques divinités qui réclament et obtiennent la plus haute considération intellectuelle, telle que Patrie, Production, Progrès, Science. Par malheur, ces divinités si épurées, si affinées, tout à fait abstraites comme il convient à une époque hautement civilisée, sont pour la plupart de l'espèce anthropophage. Elles aiment le sang. Il leur faut des sacrifices humains. Zeus était moins exigeant. Mais c'est qu'on n'aurait pas accordé à Zeus plus que quelques gouttes de vin et un peu de graisse de bœuf. Au lieu que le progrès - que ne lui accorderait-on pas ? Aussi riait-on parfois de Zeus, tandis qu'on ne rit jamais du progrès. Nous sommes une civilisation qui ne rit pas de ses dieux. Est ce par hasard que depuis l'intronisation dans l'Olympe de ses dieux dont on ne rit pas, il n'y a presque plus de comédie ?

Simone Weil, Progrès et production,(1937), Ecrits historiques et politiques, Gallimard, 1960.