L'une des orientations vicieuses qui avilissent notre civilisation industrielle est une sorte d'ascétisme au service de l'utile, une sorte de mortification impie qui ne tend à aucune vie supérieure. Les hommes sont encore capables d'excitation et de délassement, mais ils sont presque complètement privés de tout plaisir et repos de l'âme - vie qui paraitrait insensée même aux grands matérialistes de l'antiquité. Ils se flagellent, ils renoncent à la douceur du monde et à tous les ornements du terrestre séjour, omnes ornatum saeculi, avec la seule stimulation de travailler, travailler, travailler, et d'acquérir une empire technologique sur la matière. Leur vie quotidienne ne manque de rien autant que des délectations du sens intelligencié; et il n'est pas rare que même les églises où ils prient soient des chefs d'œuvre de laideur. Alors, puisque on ne peut pas vivre sans délectation, il ne leur reste d'autre ressource que ces arts et plaisirs qui satisfont "la curiosité brute d'un regard béant d'animal" (Allen Tate) - d'autant meilleurs qu'ils produisent la stupeur et l'oubli, comme un substitut de l'ataraxie épicurienne.



Jacques Maritain, L'intuition créatrice dans l'art et dans la poésie, 1966.